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les conditions de paix de l’Allemagne, qui étaient l’Alsace et la Lorraine. « L’ambassadeur de Prusse communiqua au gouvernement russe cette circulaire, et le prince Gortchakof s’abstint de faire connaître ses impressions. Sir A. Buchanan lui dit alors qu’à Londres on était disposé à se régler dans une certaine mesure sur ce qu’on ferait à Saint-Pétersbourg. Le chancelier répondit simplement que la Prusse ne lui ayant pas demandé son avis, il ne l’avait pas donné[1]. » Le comte de Granville eut le courage, extraordinaire pour sa nature, de revenir pourtant à la charge, et sir A. Buchanan lut au chancelier russe un memorandum demandant timidement « s’il ne serait pas possible à l’Angleterre et à la Russie d’arriver à une entente sur les conditions auxquelles la paix pourrait être conclue et de faire ensuite, avec les autres puissances neutres, appel à l’humanité du roi de Prusse en recommandant également la modération au gouvernement français. » Le prince Gortchakof fit à ces ouvertures un accueil sec et dédaigneux. La Prusse, dit-il, a indiqué ses conditions de paix, une victoire seule pourrait les modifier, et cette victoire n’est pas vraisemblable : des conversations confidentielles entre l’Angleterre et la Russie seraient donc sans objet; des représentations communes auraient toujours un caractère plus ou moins menaçant, l’action isolée de chacune des puissances neutres auprès du roi de Prusse est préférable[2]... L’action isolée! Alexandre Mikhaïlovitch ne sortait pas de là, et pour la Russie cette action se résumait en plusieurs lettres personnelles adressées par l’auguste neveu à son royal oncle, lettres très belles qui recommandaient la paix, la justice, l’humanité et la modération, et auxquelles le vainqueur de Sedan répondait toujours affectueusement, le cœur ému et les larmes aux yeux, en invoquant ses devoirs envers ses alliés, ses armées, ses peuples et ses frontières[3]. C’est cette « politique d’euphémisme, » comme l’a si bien appelée l’historien, que, sur les bords de la Neva, on ne cessa de pratiquer, toute la guerre durant, envers le général Fleury aussi bien qu’envers M. Thiers et M. de Gabriac, et le dernier mot comme la première pensée de « l’action » du prince Gortchakof fut de laisser la France seule en face de son vainqueur, seule jusqu’à l’épuisement, usque ad finem.

  1. A. Sorel, Histoire diplomatique, t. Ier, p. 402.
  2. Rapport de sir A. Buchanan du 17 octobre.
  3. Il n’est pas jusqu’à la simple recommandation d’armistice, sans autre dessein d’influencer en quoi que ce soit sur les conditions de la paix, que le prince Gortchakof n’ait évité de faire en commun. M. d’Oubril, son ministre à Berlin, se trouva au dernier moment sans instructions à ce sujet. « Il est assez singulier, écrivait lord Loftus le 26 octobre, que la Russie, après avoir en mainte circonstance prouvé son désir de la paix, se tienne ainsi à l’écart et préfère une action isolée à l’action commune. »