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il promet en somme plus qu’il n’a l’intention de tenir, ou, en d’autres termes, il recherche l’alliance du cabinet de Saint-Pétersbourg pour s’en assurer le bénéfice dans le cas d’un conflit en Occident, mais avec la résolution bien arrêtée de ne jamais engager les ressources ou les forces de l’Allemagne en Orient. Aussi ai-je toujours été persuadé qu’il n’a été conclu aucun arrangement officiel entre les deux cours, et il est certainement permis de penser qu’on n’y a pas songé à Ems. »

Tout porte à croire en effet qu’il n’y eut ni traité signé, ni conditions débattues; la communauté des vues et l’harmonie des cœurs dispensaient d’une discussion fatigante de détails. Il eût d’ailleurs été très difficile, dans tous les cas oiseux, de faire des stipulations en règle pour des éventualités dont on ne savait l’heure, dont il était impossible de calculer les conséquences lointaines, ni même les effets immédiats : on se contentait de la conviction qu’on n’avait pas d’intérêts opposés, qu’on en avait au contraire de conformes et de sympathiques, et qu’il était entendu qu’au moment propice chacun serait pour soi et Dieu pour tous. Il faut bien le reconnaître aussi, les Russes, dans leurs visées sur l’Orient, ne sont pas à l’abri de certains mirages; l’Europe leur prête beaucoup plus de méthode qu’ils n’en ont en réalité : le sentiment est profond et tenace, mais les projets sont aussi ondoyans que divers et diffus. On dirait que ce grand peuple subit à cet égard plutôt une fascination et presque une fatalité qu’il ne poursuive une conquête systématique; il ne marche sur le fantôme qui l’obsède que pour le faire reculer. Chose digne de remarque, la Russie ne s’éloigne jamais tant du but que lorsqu’elle entreprend de brusquer le dénoûment : en 1829, quelques étapes seulement séparaient ses armées de Constantinople, et elle rétrograda; elle perdit en 1854 tout le fruit de sa campagne de Hongrie et de son ascendant à la suite de la catastrophe de février, tandis que ses perspectives n’ont jamais été aussi brillantes que du jour où le traité de Paris a cru lui fermer la Mer-Noire : elle perdit Sébastopol, mais elle gagna le Caucase et tout un monde sur les bords de l’Amour et du Syr-Daria. La tentation devenait donc très naturelle en présence du conflit redoutable qui depuis 1867 se préparait au centre de l’Europe, d’attendre plutôt les événemens que de vouloir les régler et leur prescrire la marche. Dans une guerre entre les deux puissances les plus fortes du continent, qui promettait d’être aussi longue qu’acharnée, et qui pouvait bien à la longue également épuiser les deux adversaires et attirer encore plusieurs autres états dans la lice, la Russie, — ainsi pensait-on sur les bords de la Neva, — trouverait toujours l’occasion et le moyen de dire son mot et de faire son butin. Une telle conduite paraissait