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peut, quant à présent, et sans péril, aiguiser lui-même l’ambition du cabinet de Saint-Pétersbourg, pourvu qu’il obtienne en retour de cette condescendance une abstention bienveillante dans tout ce qu’il entreprend en Allemagne. » — « En Orient, écrivait l’ambassadeur quelque temps après (4 février 1868), M. de Bismarck tient à garder une position qui ne l’engage dans aucun sens, et lui permette, suivant les nécessités de ses propres desseins, de donner la main à la Russie ou de se rapprocher des puissances occidentales ; or cette position, il ne peut la conserver qu’en s’abstenant de toute démarche qui le compromettrait avec les amis ou les adversaires de la Turquie. » Ce raisonnement ne tarda pas à être pleinement justifié par l’attitude de la Prusse pendant la conférence de Paris au sujet de la Grèce (janvier 1869) : le cabinet de Berlin ne partagea pas la fougue d’Alexandre Mikhaïlovitch, il ne défendit pas comme lui l’innocence persécutée dans la personne de « la jeune Roumanie » et de l’Omladina serbe, et se garda surtout de dénoncer la grande conspiration de l’Angleterre, de la France et de l’Autriche contre la paix du Levant. C’est qu’au fond le ministre de Prusse ne voulait pas la mort du juste Osmanli, encore moins l’effondrement de la Hongrie, l’avant-garde de la « mission » germanique dans l’est[1], et ses sympathies pour « une certaine unité idéale » des Slaves se refroidissaient à mesure qu’approchait l’heure de l’unité réelle de l’Allemagne. « Tout conflit en Orient le mettrait à la remorque de la Russie, écrivait le diplomate français le 27 janvier 1870, et il cherchera à le conjurer; il l’a prouvé l’année dernière à l’origine du différend gréco-turc. La Russie est une carte dans son jeu pour les éventualités qui peuvent surgir sur le Rhin, et il tient essentiellement à ne pas intervertir les rôles, à ne pas devenir lui-même une carte dans le jeu du cabinet de Saint-Pétersbourg. »

Quelques mois après, à la veille même de la guerre de France (30 juin 1870), M. Benedetti, tout en pensant que les liens de la Russie et de la Prusse n’ont pu qu’être resserrés dans la récente entrevue d’Ems, concluait par les observations suivantes : « Il ne faudrait pas cependant supposer que M. de Bismarck juge opportun de lier étroitement sa politique à celle du cabinet russe. A mon sens, il n’a contracté et il n’est disposé à prendre aucun engagement qui pourrait, en compromettant la Prusse dans des complications dont la Turquie deviendrait le théâtre, rapprocher l’Angleterre et la France, et lui créer des difficultés ou l’affaiblir sur le Rhin. Les complaisances du chancelier de la confédération du nord pour la Russie ne seront jamais de nature à limiter sa liberté d’action;

  1. Drang nach Osten.