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et abandon de l’héritage oriental aux mains de son ancien collègue de Francfort, et c’est dans de pareilles appréciations qu’éclate précisément la perspicacité peu commune du diplomate français. M. de Bismarck pouvait, pour les besoins du moment, jouer à l’indifférence quant aux affaires du Levant, affirmer « ne lire jamais la correspondance de Constantinople » et trouver même légitimes les prétentions de la Russie « d’introduire une certaine unité dans le développement intellectuel des Slaves[1]; » mais le soin extrême qu’il mettait en même temps à maintenir les rapports les plus intimes avec les Hongrois, ses alliés de 1866, aurait dû déjà éclairer les zélateurs de Moscou sur l’inanité de leur rêve d’un partage du monde entre les fils de Teut et ceux de Rourik. « Les Hongrois nous regardent, nous Prussiens, comme leurs protecteurs médiats à l’avenir contre Vienne, » écrivait dans une dépêche confidentielle le baron de Werther au mois de juin 1867, à son retour du couronnement de Bude, pour rassurer le cabinet de Berlin sur le récent enthousiasme des Magyars réconciliés avec leur « roi; » ce n’est pas seulement contre Vienne, c’est bien plus encore contre Moscou et Saint-Pétersbourg, contre toute prépotence slave sur les bords du Danube, que les enfans d’Arpad auront à l’avenir recours auprès du Hohenzollern. « La Prusse n’a pas d’intérêts qui lui soient propres en Orient, » se plaisait à dire M. de Bismarck dans ces années 1867-1870, et l’organe de M. Katkof ne cessait de répéter cette phrase tant commentée; mais, du jour où la Prusse s’identifiait avec l’Allemagne ou plutôt se l’incorporait, elle restait chargée, sous peine de forfaiture, des intérêts et des influences germaniques dans les pays du Danube et du Balkan, et la part devenait grande alors, bien plus grande que celle de la France et de l’Angleterre.

Tout cela était très bien senti par l’ambassadeur de France près la cour de Berlin, et de temps en temps finement exposé dans les dépêches qu’il adressait à son gouvernement pendant les dernières années de sa mission en Prusse. Parlant, dans son rapport du 5 janvier 1868, de la complaisance avec laquelle le chancelier de la confédération du nord s’est toujours prêté aux vues du prince Gortchakof, M. Benedetti ajoutait pourtant : «Il (M. de Bismarck) se persuade sans doute que d’autres puissances ont un intérêt de premier ordre à soustraire l’empire ottoman aux convoitises de la Russie, et il leur en abandonne le soin ; il sait d’ailleurs que rien ne peut s’y accomplir définitivement sans le concours ou l’adhésion de l’Allemagne, si l’Allemagne est unie et forte ; il croit donc qu’il

  1. Expression de la Gazette allemande du Nord (organe principal de M. de Bismarck) du 20 juillet 1867, à l’occasion du congrès de Moscou.