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de la Turquie et de l’Autriche qui s’apprêtaient à visiter Moscou, « cette sainte Mecque des Slaves, » la Correspondance russe, la feuille ministérielle par excellence[1], s’exprimait ainsi au mois d’avril 1867 : « On ne peut raisonnablement exiger de nous que nous reniions notre passé. Nous laisserons donc croire à nos hôtes qu’ils sont venus chez une nation sœur dont ils ont tout à attendre sans avoir rien à craindre d’elle; nous écouterons leurs griefs, et le récit de leurs maux ne pourra que resserrer les liens qui nous unissent à eux. Si maintenant ils s’avisent d’établir une comparaison entre leur état politique et le nôtre, nous ne serons pas assez niais pour leur prouver qu’ils sont dans les conditions les plus favorables du développement slave. Ces conditions, nous les croyons au contraire mauvaises, nous l’avons dit cent fois, et nous pourrions bien le redire encore... »

Sans doute les menées russes dans les pays du Danube et des Balkans n’étaient pas précisément d’invention toute récente ; elles remontaient même bien loin dans le passé, elles dataient du règne de la grande Catherine. Sous main et à la sourdine, la propagande panslaviste avait été encouragée ou protégée depuis bientôt un siècle ; mais c’était pour la première fois dans cet été de 1867 que le gouvernement de Saint-Pétersbourg assumait ainsi hautement la responsabilité d’une pareille propagande et faisait déployer dans ses états le drapeau des saints Cyrille et Méthode. Dans un empire où tout est surveillé, réglé et commandé d’en haut, où rien ne se fait spontanément, où tout est arrangé et voulu, des « Slaves étrangers, » sujets de deux puissances voisines et « amies, » étaient admis, provoqués à venir exposer leurs griefs, porter des plaintes contre leurs gouvernemens respectifs, demander assistance et délivrance au nom d’un droit des gens tout nouveau, du principe fraîchement éclos des grandes agglomérations et des unités nationales. On ne fut pas assez niais pour éconduire ces « députés » étranges, pour leur parler raison et résignation; on leur parlait au contraire d’un « sort meilleur et prochain, » on les promenait à travers toutes les villes de l’empire au milieu des manifestations enthousiastes dirigées par les colonels et les archimandrites, on les accablait de témoignages de sympathie, d’ovations et de démonstrations auxquelles prenaient part l’armée, la magistrature et tout ce qu’il y avait d’élevé dans le monde officiel. Des généraux, des amiraux et des ministres présidaient à des banquets où le désastre de Sadowa était célébré comme un événement providentiel et heureux

  1. Elle émanait directement du ministère de l’intérieur, était rédigée ou français et destinée à « éclairer » l’opinion étrangère sur les faits et gestes du gouvernement russe.