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de ces concessions très larges sur le terrain d’Orient ils obtiendraient l’appui du cabinet de Saint-Pétersbourg dans les complications si menaçantes de l’Occident, et bien des circonstances semblaient plaider en faveur d’une pareille combinaison. Après tout, et abstraction faite de la vengeance tirée de « l’ingrat » empire des Habsbourg, la Russie n’avait pas trop à se féliciter de l’œuvre de M. de Bismarck. Sans parler de plusieurs parens de la famille impériale que le Hohenzollern détrônait et dépouillait avec une fermeté tempérée de quelques larmes, il y avait en général dans les procédés et les principes inaugurés sur l’Elbe et le Mein une forte teinte révolutionnaire qui devait médiocrement agréer à une cour que ne cessait de protéger l’ombre de Nicolas. Le plus grave cependant, c’est que la victoire de Sadowa venait d’ébranler brusquement et menaçait même de ruiner de fond en comble le système séculaire de la politique russe par rapport aux affaires d’Allemagne.

Depuis Pierre le Grand en effet, depuis Catherine II surtout, la Russie avait toujours travaillé à conquérir une influence prépondérante parmi les diverses cours germaniques; ses tsars ont plus d’une fois eu la haute main et le verbe haut dans les démêlés tudesques. « Le Romanof jouit chez nous d’un droit d’aînesse reconnu par ses frères, nos souverains du Bund, » s’était un jour écrié avec amertume un publiciste célèbre d’outre-Rhin, et l’attitude des états secondaires pendant la guerre de Crimée n’a point certes infirmé la justesse d’un pareil mot. Or c’est ce travail de plusieurs règnes et d’une pensée jusque-là immuable que la Russie voyait mis en question par les résultats imprévus de la campagne de Bohême. Déjà le nord de l’Allemagne échappait à son influence, et les « naïfs » seuls pouvaient encore se faire illusion sur le sort réservé au sud dans un avenir très prochain. « Dès le mois de septembre 1866, le cabinet de Berlin avait, dans une circulaire qui fut à dessein livrée à la publicité, revendiqué pour la confédération du nord et les états du midi seuls, à l’exclusion de toutes les autres puissances sans en excepter l’Autriche, le droit de lier leurs relations aussi étroitement qu’ils le jugeraient convenable, donnant ainsi à l’article 4 du traité de Prague une interprétation qu’il ne comportait pas. Dans les discours qu’il avait prononcés à l’ouverture des chambres prussiennes et du parlement du nord, le roi lui-même avait fait entendre, en les adressant à l’Allemagne, aux peuples frères, à la terre que bornent les Alpes et la Baltique, des allusions qui avaient fait tressaillir, suivant l’expression des journaux officieux, le cœur de tous les patriotes[1]. » De son côté, M. de Bismarck s’était écrié au sein du même parlement en usant de ces termes de joueur devenus si familiers

  1. Benedetti, Ma Mission en Prusse, p. 249.