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le plus fortement ébranlé le cœur d’un homme tient quelquefois peu de place dans les pages où l’on écrit sa vie. « Un voyage curieux, disait-il, une anecdote curieuse, la critique d’une brochure, l’explication d’une démarche politique, exigent ou permettent que l’écrivain insiste ou s’étende, et la postérité ne regrette pas d’apprendre avec détail ce qui peut-être n’avait laissé qu’un indifférent souvenir à celui dont elle lit l’histoire, tandis que l’émotion cruelle, le déchirement de cœur, le malheur personnel qui a bouleversé son âme ou son existence se raconte en deux lignes et n’arrache pas au lecteur une seconde de sensibilité ou d’attention. Le coup le plus terrible que Burke éprouva fut la mort de son fils. Les dernières années de sa vie en furent tristement obscurcies. »

Mais comment, si l’on n’a pas éprouvé la même infortune, en comprendre la profondeur ? Comment dépeindre le vide qui se fait tout à coup dans la vie, l’anéantissement de toutes les espérances, l’amère tristesse qui se mêle à toutes les pensées? Rien n’avait préparé M. de Rémusat à son malheur, et, quand il voyait tomber par un coup imprévu l’un des appuis de sa vieillesse, il était impossible que son âme, si ferme qu’elle fût, n’en fût pas accablée. Deux ans après, dans un article sur le livre des Tristesses humaines de Mme de Gasparin, il laissait échapper à chaque ligne le cri de son cœur désolé. « Il y a, disait-il, des douleurs que les conseils de la philosophie et les consolations de la religion peuvent calmer; il en est d’autres contre lesquelles la philosophie et la religion sont également impuissantes. Dites au père malheureux que, dans les plus cruelles épreuves, la raison doit persister à concevoir Dieu comme la perfection suprême, et l’âme se résigner sans révolte aux rigoureux mystères de l’ordonnance universelle. Vous avez dit vrai, mais cette fidélité de la raison à elle-même n’est qu’un effort de plus et un effort pénible. Et que fait après tout la résignation de la raison pour la résignation du cœur? Vous ne blasphémez pas; vous faites bien. En souffrez-vous moins? » — « La douleur, ajoutait-il, laisse des traces plus profondes que le bonheur, et si les plus funestes chances de la vie se réalisent, si le bonheur nous échappe, même pour toujours, la raison se réduit sans murmure à ce qui demeure de l’existence, souffrir et penser. »

A partir de ce moment, M. de Rémusat se renferma plus que jamais dans la retraite, et quand en 1863 ses amis de la Haute-Garonne lui imposèrent une candidature, à peine prit-il intérêt à la lutte, et son échec ne lui causa personnellement aucun regret. C’est seulement dans le travail qu’il chercha et trouva encore quelque consolation. Il ne se désintéressait pas des affaires de la France et il suivait avec plus de curiosité que d’espérance le déclin de ce gouvernement qui avait mis en interdit toutes les opinions indépendantes,