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profonde, rapide, bientôt après dans une petite forêt de roseaux immenses et de papyrus. Le papyrus ne croît en Europe que dans la vallée de l’Anapus. En Égypte, il devient rare. Si cette plante, qui a rendu de si grands services à l’esprit humain et qui mérite une place si capitale dans l’histoire de la civilisation, pouvait un jour être en danger de disparaître, je voudrais que les nations civilisées, à frais communs, lui assurent une pension alimentaire dans la vallée de l’Anapus. Ces masses touffues de tiges vertes, flexibles, de 15 et 18 pieds de haut, couronnées par un élégant épanouissement de fils légers terminés en éventail, forment de petites îles impénétrables dans l’eau pure de Cyanée. La végétation aquatique qui s’établit dans ces canaux rarement troublés est d’une fraîcheur exquise. Ce sont de vraies prairies flottantes qui couvrent la surface du ruisseau et ondulent sous le mouvement de la rame, comme l’eau elle-même. De belles feuilles vertes en forme de conques tournées vers le soleil étalent tout le luxe voluptueux d’une végétation hâtive. D’innombrables petites grenouilles sautent sur ces surfaces vertes ; nous nous prîmes à envier leur bonheur : il est vrai qu’il y a l’hydre des ruisseaux qui les mange ; mais elles n’y pensent pas, et peut-être beaucoup meurent de vieillesse, « de leur belle mort, » comme on dit bien improprement.

Le gouffre même de Cyanée est un miracle de limpidité. On voit à des profondeurs infinies le trou d’où elle émerge et les innombrables poissons qui poursuivent dans l’abîme leur heureuse vie d’éternel mouvement. Cyanée, comme Aréthuse, fut une nymphe chaste. Elle mourut de chagrin de n’avoir pu empêcher Pluton d’enlever Proserpine, et fut changée en fontaine à force de pleurer ; mais, plus heureuse qu’Aréthuse (celle-ci a disparu[1] ; le bassin qu’on montre aujourd’hui dans Ortygie provient d’un aqueduc), Cyanée a été immortelle. Hélas ! elle est toujours sévère pour ceux qui l’approchent. Rester une heure de trop sur ses bords à certaines heures, c’est s’exposer à la fièvre. Le coucher du soleil y est comme un coup de théâtre. Un froid subit vous pénètre ; chaque mouvement de l’air semble apporter un frisson ; les fleurs et les feuilles se ferment ; le petit monde qui s’ébattait sur les prairies flottantes se retire dans les profondeurs ; un autre, invisible jusque-là, apparaît dans les airs. Cette fraîcheur semble délicieuse ; prenez garde, la nature est traîtresse ; elle n’est jamais plus caressante que quand elle tue.

Une scène charmante nous transporta aux jours des muses sicélides,

  1. Ceci est énergiquement nié par les Syracusains modernes, qui prétendent que l’Aréthuse actuelle est bien une source provenant des montagnes voisines.