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elle-même assez compliquée. — Aurons-nous une crise ministérielle ? M. le vice-président du conseil l’emportera-t-il sur M. Dufaure et M. Léon Say, ou sera-t-il renversé au profit de ses deux collègues ? Interpellera-t-on le gouvernement avant la loi électorale, ou bien est-ce la loi électorale qui viendra la première, qui sera le champ de bataille ? De quel côté se tourneront les différens groupes, — légitimistes, bonapartistes ou centre gauche, — dans la lutte entre le scrutin d’arrondissement et le scrutin de liste ? Quel est au milieu de tout cela le sens du dernier discours de M. Thiers ? M. Gambetta se rallie-t-il à la république conservatrice ou joue-t-il le Dépit amoureux avec ses amis les irréconciliables ? Et tous les jours ainsi on recommence en jouant le plus souvent aux propos interrompus : c’est le prologue qui est à lui seul une comédie avant la représentation sérieuse qui va commencer à Versailles et qui nous remettra sur notre chemin, il faut le croire, qui nous ramènera aux questions vraies, essentielles et pratiques du moment.

Une des choses assurément les plus étranges et les plus caractéristiques dans cette comédie de l’esprit de parti en temps de vacances, c’est ce conflit d’interprétations et de commentaires qui s’est élevé autour du dernier discours de M. Thiers, c’est cette passion d’obscurcir et de dénaturer les paroles les plus simples. Que M. Thiers, en villégiature à Arcachon, auprès de la mer et des pins odorans, cède à la tentation de prononcer un discours, et même qu’il le prononce en France plutôt qu’en Suisse, est-ce donc si extraordinaire ? Qu’il exprime ses opinions, des opinions mille fois exprimées, universellement connues, et non les opinions des autres, qu’il juge le 24 mai autrement que ceux qui ont fait cette révolution contre lui, ce n’est point encore bien étonnant sans doute ; mais c’est là que commence la comédie des partis se servant de tout, poursuivant à travers tout leur idée fixe, la satisfaction de leurs rancunes, de leurs espérances ou de leurs intérêts.

Il y a vraiment une tribu singulière de conservateurs. Ils ont sans cesse les yeux tournés vers M. Thiers ; ils ne voient que lui dans leurs mésaventures, dans leurs mécomptes, dans les embarras qu’ils se créent le plus souvent eux-mêmes. — C’est M. Thiers qui empêche tout, qui contrarie tout. S’il se tait, ils interprètent son silence, s’il ouvre la bouche, ils savent ce qu’il va dire avant qu’il ait parlé, ils ont leur thème préparé d’avance, et les voilà recommençant leurs récriminations invariables. C’en est fait, M. Thiers a abdiqué son passé, évidemment il ourdit quelque révolution nouvelle ; c’est un Coriolan qui médite de rentrer dans sa ville, c’est-à-dire dans sa position perdue, avec l’aide du radicalisme, qu’il couvre aujourd’hui de sa protection. Est-ce qu’il n’a pas dit que les radicaux, s’ils étaient au pouvoir, seraient forcés eux-mêmes de renoncer à leurs théories sociales et économiques ? Naturellement les radicaux, qui n’y regardent pas de si près, n’ont garde de re-