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dont l’œil ne peut mesurer la profondeur. Le glacier des Bossons et le glacier de Taconnay se réunissent par leur partie supérieure : c’est là surtout que le fleuve de glace qui descend des pentes du Mont-Blanc, oblige de se partager en deux branches distinctes, offre le plus étonnant désordre de crevasses se croisant en tout sens. Là commencent aussi les difficultés de la route, sans toutefois que le touriste exercé ait à craindre des dangers sérieux. Le glacier des Bossons franchi, nous sommes aux Grands-Mulets (3,050 mètres), véritables îlots rocheux faisant saillie sur cette mer de glace. Il était quatre heures de l’après-midi. On pouvait donc tenter d’obtenir quelque mesure utile de la radiation solaire ; mais à peine les instrumens étaient-ils installés sur la neige que des nuages vinrent voiler le soleil, avant qu’il eût été possible de recueillir une seule observation. Ce contre-temps n’a pas grande importance : nous en serons quittes pour reprendre les expériences au moment de la descente.

Le refuge élevé sur le premier des rochers nous offrit un asile que nous trouvions presque confortable en pensant aux hommes courageux qui les premiers escaladèrent le Mont-Blanc, Jacques Balmat, le docteur Paccard et l’illustre De Saussure. De l’étroite terrasse qui longe la cabane nous assistâmes alors à un spectacle d’une imposante magnificence. Le coucher du soleil dans les montagnes est toujours un phénomène grandiose. Aux Grands-Mulets, sur cette pointe rocheuse perdue parmi les neiges, l’effet devient saisissant. L’œil suit les dégradations successives de la lumière sur chacun des pics qui se dressent devant lui, jusqu’à ce qu’ils s’éteignent dans la nuit qui les gagne tous l’un après l’autre ; l’ombre monte le long du géant des Alpes, le sommet du Mont-Blanc pâlit à son tour ; la neige, tout à l’heure encore dorée des feux du soleil, revêt une teinte livide, cadavéreuse : la mort a remplacé la vie. Mais bientôt une paisible clarté ranime ces masses lugubres, et la montagne ressuscite sereine à la douce lumière des étoiles.

Après quelques instans de repos, nous nous levons à minuit ; à une heure, nous partons. La nuit est claire, et, bien que la lune ne brille pas encore, nous abandonnons bientôt les lanternes qui servaient à guider notre marche. C’est un spectacle étrange que celui d’hommes s’avançant ainsi dans l’ombre à travers les neiges, liés les uns aux autres par la corde qui constitue leur unique sauvegarde, tout en établissant entre eux une terrible solidarité. Au loin apparaissent, comme des feux follets glissant sur la neige, les lanternes de deux caravanes parties avant nous des Grands-Mulets, l’une à minuit, l’autre à minuit et demi. Le silence profond de ces régions éternellement glacées n’est troublé que par le bruit des