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les bords d’un fleuve plus direct et plus rapide que l’Iraouady, nous étions déjà à trente lieues de la ville birmane. Aor me dit : — Où allons-nous? Ah! je le vois dans tes regards, tu veux retourner dans nos montagnes; mais tu crois y être déjà, et tu t’abuses. Nous en sommes bien loin, et nous ne pourrons jamais y arriver sans être découverts et repris. D’ailleurs, quand nous échapperions aux hommes, nous ne pourrions aller loin sans que, malade comme je suis, je meure, et alors comment te dirigeras-tu sans moi dans cette route lointaine? Laisse-moi ici, car c’est à moi seul qu’on en veut, et retourne à Pagham, où personne n’osera te menacer.

Je lui témoignai que je ne voulais ni le quitter ni retourner chez les Birmans, que s’il mourait, je mourrais aussi, qu’avec de la patience et du courage nous pouvions redevenir heureux.

Il se rendit, et, après avoir pris du repos, nous nous remuées en route. Au bout de quelques jours de voyage, nous avions repris tous deux la santé, l’espoir et la force. L’air libre de la solitude, l’austère parfum des forêts, la saine chaleur des rochers, nous guérissaient mieux que toutes les douceurs du faste et tous les remèdes des médecins. Cependant Aor était parfois effrayé de la tâche que je lui imposais. Enlever un éléphant sacré, c’était, en cas d’insuccès, se dévouer aux plus atroces supplices. Il me disait ses craintes sur une flûte de roseaux qu’il s’était faite et dont il jouait mieux que jamais. J’étais arrivé à un exercice de la pensée presque égal à celui de l’homme; je lui fis comprendre ce qu’il fallait faire, en me couvrant d’une vase noire qui s’étalait au bord du fleuve et dont je m’aspergeais avec adresse. Frappé de ma pénétration, il recueillit divers sucs de plantes dont il connaissait bien les propriétés. Il en fit une teinture qui me rendit, sauf la taille, entièrement semblable aux éléphans vulgaires. Je lui indiquai que cela ne suffisait pas et qu’il fallait, pour me rendre méconnaissable, scier mes défenses. Il ne s’y résigna pas. J’étais à ma sixième dentition, et il craignait que mes crochets ne pussent repousser. Il jugea que j’étais suffisamment déguisé, et nous nous remîmes en route.

Quelque peu fréquenté que fût ce chemin de montagnes, ce fut miracle que d’échapper aux dangers de notre entreprise. Jamais nous n’y fussions parvenus l’un sans l’autre; mais, dans l’union intime de l’intelligence humaine avec une grande force animale, une puissance exceptionnelle s’improvise. Si les hommes avaient su s’identifier aux animaux assez complètement pour les amener à s’identifier à eux, ils n’auraient pas trouvé en eux des esclaves parfois rebelles et dangereux, souvent surmenés et insuffisans. Ils auraient eu d’admirables amis et ils eussent résolu le problème de la force consciente sans avoir recours aux forces aveugles de la machine, animal plus redoutable et plus féroce que les bêtes du désert.