Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/164

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mon existence était douce et tout absorbée dans le présent, je ne me représentais pas l’avenir. Je commençai à réfléchir sur moi-même un jour que les hommes de la tribu amenèrent dans mon parc de bambous une troupe d’éléphans sauvages qu’ils avaient chassés aux flambeaux avec un grand bruit de tambours et de cymbales pour les forcer à se réfugier dans ce piège. On y avait amené d’avance des éléphans apprivoisés qui devaient aider les chasseurs à dompter les captifs, et qui les aidèrent en effet avec une intelligence extraordinaire à lier les quatre jambes l’une après l’autre; mais quelques mâles sauvages, les solitaires surtout, étaient si furieux qu’on crut devoir m’adjoindre aux chasseurs pour en venir à bout. On força mon cher Aor à me monter, et il essaya d’obéir, bien qu’avec une vive répugnance. Je sentis alors le sentiment du juste se révéler à moi, et j’eus horreur de ce que l’on prétendait me faire faire. Ces éléphans sauvages étaient sinon mes égaux, du moins mes semblables ; les éléphans soumis qui aidaient à consommer l’esclavage de leurs frères me parurent tout à fait inférieurs à eux et à moi. Saisi de mépris et d’indignation, je m’attaquai à eux seuls et me portai à la défense des prisonniers si énergiquement que l’on dut renoncer à m’avilir. On me fit sortir du parc, et mon cher Aor me combla d’éloges et de caresses. — Vous voyez bien, disait-il à ses compagnons, que celui-ci est un ange et un saint. Jamais éléphant blanc n’a été employé aux travaux grossiers ni aux actes de violence. Il n’est fait ni pour la chasse, ni pour la guerre, ni pour porter des fardeaux, ni pour servir de monture dans les voyages. Les rois eux-mêmes ne se permettent pas de s’asseoir sur lui, et vous voulez qu’il s’abaisse à vous aider au domptage? Non, vous ne comprenez pas sa grandeur et vous outragez son rang ! Ce que vous avez tenté de faire attirera sur vous la puissance des mauvais esprits, — Et comme on remontrait à mon ami qu’il avait lui-même travaillé à me dompter: — Je ne l’ai dompté, répondait-il, qu’avec mes douces paroles et le son de ma flûte. S’il me permet de le monter, c’est qu’il a reconnu en moi son serviteur fidèle, son mahout dévoué. Sachez bien que le jour où l’on nous séparerait, l’un de nous mourrait, et souhaitez que ce soit moi, car du salut de la Fleur sacrée dépendent la richesse et la gloire de votre tribu.

La Fleur sacrée était le nom qu’il m’avait donné et que nul ne songeait à me contester. Les paroles de mon mahout m’avaient profondément pénétré. Je sentis que sans lui on m’eût avili, et je devins d’autant plus fier et plus indépendant. Je résolus (et je me tins parole) de ne jamais agir que par son conseil, et tous deux d’accord nous éloignâmes de nous quiconque ne nous traitait pas avec un profond respect. On lui avait offert de me donner pour société les éléphans les plus beaux et les mieux dressés. Je refusai absolument