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qu’une série d’existences passées, insaisissables à la mémoire de l’homme, venait de rentrer dans la mienne.

— Comment? vous croyez...

— Je crois que certains grands animaux nous semblent pensifs et absorbés parce qu’ils se souviennent. Où serait l’erreur de la Providence? L’homme oublie, parce qu’il a trop à faire pour que le souvenir lui soit bon. Il termine la série des animaux contemplatifs, il pense réellement et cesse de rêver. A peine né, il devient la proie de la loi du progrès, l’esclave de la loi du travail. Il faut qu’il rompe avec les images du passé pour se porter tout entier vers la conception de l’avenir. La loi qui lui a fait cette destinée ne serait pas juste, si elle ne lui retirait pas la faculté de regarder en arrière et de perdre son énergie dans de vains regrets et de stériles comparaisons.

— Quoi qu’il en soit, dit vivement M. Lechien, racontez vos souvenirs; il m’importe beaucoup de savoir qu’une fois en votre vie vous avez éprouvé le phénomène que j’ai subi plusieurs fois.

— J’y consens, répondit sir William, car j’avoue que votre exemple et vos affirmations m’ébranlent et m’impressionnent beaucoup. Si c’est un simple rêve qui s’est emparé de moi pendant la cérémonie que présidait l’éléphant sacré, il a été si précis et si frappant que je n’en ai pas oublié la moindre circonstance. Et moi aussi j’avais été éléphant, éléphant blanc, qui plus est, éléphant sacré par conséquent, et je revoyais mon existence entière à partir de ma première enfance dans les jungles et les forêts de la presqu’île de Malacca.

C’est dans ce pays, alors si peu connu des Européens, que se reportent mes premiers souvenirs, à une époque qui doit remonter aux temps les plus florissans de l’établissement du bouddhisme, longtemps avant la domination européenne. Je vivais dans ce désert étrange, dans cette Chersonèse d’or des anciens, une presqu’île de trois cent soixante lieues de longueur, large en moyenne de trente lieues. Ce n’est, à vrai dire, qu’une chaîne de montagnes projetée sur la mer et couronnée de forêts. Ces montagnes ne sont pas très hautes. La principale, le mont Ophir, n’égale pas le Puy de Dôme; mais, par leur situation isolée entre deux mers, elles sont imposantes. Les versans sont parfois inaccessibles à l’homme. Les habitans des côtes. Malais et autres, y font pourtant aujourd’hui une guerre acharnée aux animaux sauvages, et vous avez à bas prix l’ivoire et les autres produits si facilement exportés de ces régions redoutables. Pourtant l’homme n’y est pas encore partout le maître, et il ne l’était pas du tout au temps dont je vous parle. Je grandissais heureux et libre sur les hauteurs, dans le sublime rayonnement d’un ciel ardent et pur, rafraîchi par l’élévation du sol et