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parole. J’ignore pourtant si mon esprit franchit d’emblée cet abîme. J’ignore la forme et l’époque de ma renaissance, je crois pourtant que je n’ai pas recommencé l’existence canine, car celle que je viens de vous raconter me paraît dater d’hier. Les costumes, les habitudes, les idées que je vois aujourd’hui ne diffèrent pas essentiellement de ce que j’ai vu et observé étant chien...

Le sérieux avec lequel notre voisin avait parlé nous avait forcés de l’écouter avec attention et déférence. Il nous avait étonnés et intéressés. Nous le priâmes de nous raconter quelqu’autre de ses existences. — C’est assez pour aujourd’hui, nous dit-il, je tâcherai de rassembler mes souvenirs, et peut-être plus tard vous ferai-je le récit d’une autre phase de ma vie antérieure.


SECONDE PARTIE. — LA FLEUR SACREE.


A AURORE SAND.


Quelques jours après que M. Lechien nous eut raconté son histoire, nous nous retrouvions avec lui chez un Anglais riche qui avait beaucoup voyagé en Asie, et qui parlait volontiers des choses intéressantes et curieuses qu’il avait vues.

Comme il nous disait la manière dont on chasse les éléphans dans le Laos, M. Lechien lui demanda s’il avait jamais tué lui-même un de ces animaux.

— Jamais! répondit sir William. Je ne me le serais point pardonné. L’éléphant m’a toujours paru si près de l’homme par l’intelligence et le raisonnement que j’aurais craint d’interrompre la carrière d’une âme en voie de transformation.

— Au fait, lui dit quelqu’un, vous avez longtemps vécu dans l’Inde, vous devez partager les idées de migration des âmes que monsieur nous exposait l’autre jour d’une manière plus ingénieuse que scientifique.

— La science est la science, répondit l’Anglais. Je la respecte infiniment, mais je crois que, quand elle veut trancher affirmativement ou négativement la question des âmes, elle sort de son domaine et ne peut rien prouver. Ce domaine est l’examen des faits palpables, d’où elle conclut à des lois existantes. Au-delà, elle n’a plus de certitude. Le foyer d’émission de ces lois échappe à ses investigations, et je trouve qu’il est également contraire à la vraie doctrine scientifique de vouloir prouver V existence ou la non-existence d’un principe quelconque. En dehors de sa démonstration spéciale, le savant est libre de croire ou de ne pas croire; mais la recherche de ce principe appartient mieux aux hommes de logique,