Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/15

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une grande différence entre la théorie de M. Darwin et celle de M. Moleschott, opposant le besoin individuel au besoin générique, ou celle de M. Littré, quand il fait sortir la moralité de la lutte entre l’égoïsme, dont le point de départ est la nutrition, et l’altruisme dont l’origine est la sexualité. C’est que le choix du principe de la justice n’est pas indéfini. Quand on s’écarte des voies tracées par les méthodes spiritualistes, on retombe forcément dans l’empirisme physiologique, lequel est très limité, n’offrant à l’observateur que le champ fort rétréci des instincts, des besoins ou des sensations.

Mais ce n’est là que le fait initial, le commencement de cette vaste construction d’hypothèses, au terme de laquelle M. Darwin aura relevé successivement toutes ces grandes notions du devoir, du droit, de la justice. S’il y a réussi en réalité, il faudra bien admettre que ces idées, qui jusqu’ici nous semblaient marquer l’avènement du règne humain, ne sont que la continuation et le développement des instincts qui régissent le règne animal.

On nous a demandé de supposer que les facultés intellectuelles d’un animal né sociable et son organisme cérébral, qui en est le principe, se développent indéfiniment par une suite de circonstances avantageuses, de variations accumulées et transmises par l’hérédité. Supposez maintenant que l’animal, déjà préparé par l’activité de son cerveau, acquière un jour la faculté du langage. Cette hypothèse, nous dit-on, n’a rien d’invraisemblable, certains animaux offrant déjà les germes d’un langage, un commencement d’interprétation des signes, avec l’aptitude d’exprimer des sensations et des besoins. Il suffira d’une nouvelle variation favorable, d’une supériorité dans l’exercice de la voix et le développement des organes vocaux, acquise par un accident heureux et transmise aux descendans, pour que le langage se perfectionne presque sans limite assignable, réagisse à son tour sur le cerveau, le modifie et le développe. Voilà dès lors une faculté considérable fixée dans une espèce privilégiée, et qui donnera naissance à des facultés nouvelles, conservation des images par les mots, création illimitée d’abstractions, raisonnement même. Grâce à la faculté d’abstraire qu’il aura créée, le langage deviendra principe de raison et de moralité dans l’animal transformé. Il deviendra en même temps le créateur et l’interprète d’une opinion commune, l’opinion d’une espèce, d’une tribu, d’un groupe social, formée sur le mode suivant lequel chaque membre de la communauté doit concourir au bien public. Cette opinion sera naturellement le guide de l’activité de chacun, le modèle que chacun sentira qu’il doit suivre, le plus considérable motif d’action, toujours présent, grâce au langage, dans le cerveau de l’animal, devenu quelque chose comme une conscience humaine. L’habitude enfin, ce principe supplémentaire que l’on invoque dans