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passées d’Halgerda, qui ont eu lieu pendant qu’il naviguait au loin, céder à son charme, et ne vouloir pas après cela s’en dédire; on l’a vu opposer une réelle patience et une indulgente bonté à ses emportemens, maintenir fermement ses liens d’amitié avec un homme qu’il consulte et respecte, et ne se mêler que malgré lui, après une longue résistance, aux combats sanglans d’alentour. A la suite d’une de ces actions d’où lui et les siens, comme à l’ordinaire, sont sortis vainqueurs, il entend ses compagnons chanter et se réjouir, et se dit à lui-même : « Suis-je donc moins brave que ceux-là? Comment se fait-il qu’après avoir tué je me sente le cœur triste et pesant? » Parole touchante et profonde, non pas seulement à cause du sentiment tout humain qui l’inspire, mais aussi pour la sincérité de l’aveu, méritante dans un tel temps et de la part d’un viking, et pour cette nuance délicate de simplicité en même temps forte et naïve, qui lui fait se demander avec étonnement s’il est donc moins courageux que ceux à qui le meurtre ne coûte pas. Nous avons dit qu’en lisant les sagas on pensait quelquefois à Shakspeare; n’est-ce pas ici un de ces mots qui jaillissent des sources vives et que le grand poète anglais, avec sa puissance d’imagination et de cœur, a su plusieurs fois deviner? — À côté du viking Gunnar, Nial est pour toute la société islandaise le sage renommé. Il est sage, parce qu’il est savant en droit, parce qu’il connaît en habile juriste les dispositions, les pièges et les ressources de la loi. Le plus clair témoignage des troubles violens qui agitent alors l’Islande est que des hommes tels que Gunnar et lui finissent par être enveloppés malgré eux dans ces tourbillons de colères et de vengeances.

Telle est, dans une trop courte analyse, qui toutefois suffira peut-être à en offrir un aspect général, cette principale saga islandaise, monument du XIe siècle, à la fois précieuse au point de vue de l’histoire politique et de l’histoire morale et littéraire. Elle nous décrit mieux qu’elles ne sauraient être décrites nulle part ailleurs quelques-unes des institutions ou des idées primitives du monde germanique; elle nous rappelle cette petite et énergique société islandaise dont nos livres d’histoire générale ignorent, peu s’en faut, l’existence. Combien peut-être de ces foyers épars où l’intelligence humaine s’est vivement exercée, non sans l’appui d’une solidarité constante avec quelqu’une des grandes races historiques, ont cependant disparu du souvenir des hommes, bien que leur date ne soit pas très reculée ! La science doit compter au nombre de ses plus utiles services de restituer, quand elle le peut, leurs titres, et de réparer à leur égard de trop ingrats oublis.


A. Geffroy