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[1]. » D’après cette nouvelle histoire de la création, le sens moral dans l’homme n’est que le degré le plus élevé de ce qui est l’instinct social dans l’animal. L’idée de la justice est une idée complexe qui se résout en une multitude d’impressions associées, de sensations originaires liées entre elles, d’instincts successivement acquis et transmis. Les principaux facteurs de cette idée sont, ici comme ailleurs, la force toujours agissante des transformations graduelles, l’hérédité, l’habitude, le langage enfin, qui conserve chaque acquisition nouvelle dans la communauté et la transmet d’une génération à l’autre. Telle est la thèse qui semble à M. Darwin se rapprocher de la certitude, et qui, en écartant toute illusion métaphysique, explique avec le plus de vraisemblance l’origine de toutes les facultés supérieures de l’homme et spécialement de la faculté juridique, celle qui déclare le droit.

Cette thèse en implique plusieurs autres, à savoir qu’on trouve dans les animaux les rudimens de tout ce qu’il faut pour faire l’homme, même les premiers élémens et comme les matériaux de la moralité future, — qu’entre ces deux termes il ne saurait y avoir un abîme, — que les qualités morales et intellectuelles des races inférieures de l’espèce humaine ont été prodigieusement surfaites, tandis que les facultés des animaux supérieurs ont été intentionnellement dépréciées, qu’il existe enfin une gradation continue de caractères intellectuels et moraux entre les animaux et l’homme, qui permet de supposer que l’homme ne s’est élevé au rang qu’il occupe qu’après avoir traversé lentement tous les degrés intermédiaires depuis les formes inférieures. Tant qu’il n’était question que d’analogies de structure anatomique, de gradation de formes organiques, de ressemblances ou d’identités ressaisies sous la diversité des aspects, de différences anatomiques expliquées par les variations de circonstances ou de milieux, par le principe si étrangement souple et fécond de la sélection naturelle, par la loi plus capricieuse et plus arbitraire de la sélection sexuelle, toute cette partie de la théorie darwinienne échappait à notre compétence directe, et nous devions laisser la lutte ouverte entre les naturalistes de profession, dont plusieurs, du plus grand mérite, ne consentent à voir dans cette théorie qu’une hypothèse ingénieuse, démesurément enflée, hors de toute proportion avec les faits[2]; mais dans l’ordre intellectuel et moral chacun de nous devient juge et témoin. Et si la théorie est restée jusqu’à ce jour parfaitement libre en l’histoire naturelle, c’est-à-dire à l’état d’hypothèse qui n’a pas subi de vérification sérieuse, à plus forte raison avons-nous le droit de déclarer

  1. Chapitre VI.
  2. Voyez dans la Revue les études de M. de Quatrefages et celles plus récentes de M. Blanchard.