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— Plus j’étudie cet intérieur, dis-je à Tristan, et plus je suis convaincu que ses hôtes l’ont abandonné précipitamment, chassés par quelque brusque et mystérieuse catastrophe.

— Le maître du logis avait peut-être été compromis dans quelque affaire politique, après le deux décembre. Sa femme l’aura suivi dans son exil, elle y sera morte, et il ne se sera plus soucié de rentrer en France.

— Non, répliquai-je, je flaire plutôt là-dessous quelque histoire d’amour coupable... Remarque que la femme était jeune et charmante, ce buste en fait foi. De plus elle était romanesque, car elle lisait Jocelyn et chantait des romances sentimentales. Elle aura ébauché ici quelque bel amour défendu, puis un jour tout ayant été découvert, elle se sera exilée spontanément, et le mari désespéré aura quitté à jamais une demeure devenue odieuse...

— Là-dessus, répondit Tristan, nous ne saurons jamais rien, car le notaire, qui seul pourrait nous renseigner, est muet comme un poisson sur le chapitre de ses anciens cliens... Le mieux, ajouta-t-il en bâillant, est de n’y point penser et de nous coucher; je tombe de sommeil.

Et, sans cérémonie, il souffla les bougies et s’étendit sur les coussins d’une bergère, tandis que je m’allongeais de mon mieux dans un grand fauteuil roulé près de l’âtre. Un quart d’heure après, Tristan était parti pour le pays des rêves; quant à moi, j’avais beau me retourner dans mon fauteuil, il m’était impossible de fermer les yeux.

Le mystère des hôtes de la Maison verte me trottait dans le cerveau, et, sur les données que j’avais recueillies, je continuais à échafauder des hypothèses. De plus l’appartement semblait hanté par des hôtes bizarres, et chaque fois que mes paupières commençaient à s’alourdir j’étais réveillé par un bruit nouveau : craquemens des boiseries dilatées par la chaleur, vibrations des cordes du piano, grignotemens de souris derrière les cloisons, tic-tac d’araignées ourdissant leur toile... Je me mis à contempler le buste que le feu mourant éclairait de bas en haut. À cette clarté tremblante, il prenait une expression étrange : les lèvres de la jeune femme avaient l’air de murmurer je ne sais quelles paroles inentendues, les ailes de ses narines se gonflaient, ses yeux souriaient tristement. Un rayon de lune filtré par un trou du volet glissait jusque vers la cheminée après avoir caressé le buste, et je croyais voir le rayonnement de ces yeux profonds obstinément fixés sur le bouquet desséché dans la potiche du Japon. — As-tu compris, as-tu deviné enfin?., semblait me dire ce regard obsédant. — Je sentis sous mes doigts nerveux le volume de Jocelyn, je pensai involontairement