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libre et prolifique fécondité. La pente par laquelle on monte aux ruines a été transformée en un verger où les arbres fruitiers, les noisetiers, les chèvrefeuilles et les clématites se développent à la grâce de Dieu, sans jamais craindre sarcloir ni sécateur. Tout cela s’entre-croise, s’enroule, s’accroche avec une vigueur et une grâce capricieuse qui réjouissent les yeux. Les quoichiers chargés de longues prunes violettes pliaient jusqu’à terre; sur les pelouses des talus les branches des pommiers s’effondraient lourdes de fruits ; les noyers faisaient pleuvoir sur nous les noix fraîches, dont les coquilles craquaient sous nos pieds avec un bruit sec. Du manoir, il ne reste plus guère qu’une tour découronnée, rattachée par un pan de mur à une tourelle écroulée. Là, les plantes grimpantes foisonnent et des volées d’oiseaux y picorent avec des cris de satisfaction. Si l’église fait songer au néant de la vie humaine et aux terribles mystères d’outre-tombe, en revanche les ruines sont le paradis des oiseaux; elles ne parlent que de la joie de vivre et des métamorphoses fécondes de l’éternelle nature.

Nous avons gagné les bois en redescendant vers une prairie qui s’enfonce solitaire dans la forêt aux vagues moutonnantes. A mesure que nous avancions, la futaie étendait à perte de vue ses profondeurs d’un vert toujours différent. Tristan s’acharnait à gratter les écorces, à inspecter les tiges des plantes, et ses efforts n’étaient nullement récompensés. Au bout de trois heures de contre-marches et d’explorations inutiles, nous sortîmes par une haute lisière d’où on apercevait dans la lumière du couchant les ruines émergeant d’un fouillis de verdure et les maisons de Vignory au fond de la combe, comme des œufs dans un nid. Le soir venait peu à peu et avec lui tous les enchantemens produits par les rayons plus obliques, l’illumination plus ardente et les nimbes de fumée que la préparation du souper étend sur les toits des maisons. De chaque sentier débouchaient des gens courbés sous de lourdes panerées de fruits. Dans les vignes pleines de raisins mûrs, la petite flûte claire et perlée de la rainette se faisait entendre. A un tournant du chemin, nous sommes tombés sur une maison de campagne isolée au milieu des vergers et hermétiquement close. Les hôtes de ce logis n’y étaient pas venus depuis longtemps, car un vigoureux pommier en espalier, tapissant toute la façade, avait poussé ses grands bras noueux jusque sur les croisées, dont les volets se trouvaient ainsi condamnés à perpétuité.

— C’est la Maison verte, dit Tristan, répondant à mon interrogation muette, voilà tantôt vingt ans qu’elle n’a été habitée; les propriétaires l’ont quittée un beau jour, on ne sait pourquoi, et depuis, dans cette maison déserte.