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à demi cachées sous des touffes d’armoise, chaque fois que je traverse un village, je visite le cimetière; on ne connaît bien le caractère des vivans que lorsqu’on a vu comment ils se comportent avec leurs morts. De même qu’il n’y a pas deux feuilles d’un arbre qui se ressemblent, il n’existe pas un cimetière de village qui n’ait son caractère et son originalité. Et puis c’est un endroit propice aux méditations. J’y songe plus à mon aise au singulier ménage que font ici-bas l’esprit et le corps; là mon âme se sent plus maîtresse, et elle force mieux la bête à l’écouter. Elle lui dit : « Camarade, nous avons déjà bien visité des hôtelleries en ce monde : auberges avec ou sans enseignes, tapageuses ou pacifiques, bâties sur les places ou dans les carrefours, entendant l’horloge d’une église ou le clairon d’une caserne;.., mais il est une auberge qui ne ressemble en rien à aucune de celles que nous avons vues, et tes jambes nous y mènent, ô vieux compagnon!.. C’est le cimetière. Là, on nous apprendra le secret de nos courses vagabondes; là, nous saurons pour qui nous voyageons, et ce que vaut au fond la marchandise que nous promenons dans notre sac... » Ce petit discours rend ma bête plus humble et moins rétive, d’où je conclus que de pareilles visites sont toujours salutaires...

Les gamins du village commencent à s’attrouper d’un air ébaubi autour de ces deux étrangers, dont l’un, brandissant un filet vert à papillons, pérore sur une tombe. Je le fais remarquer à Tristan, et nous décampons. Un quart d’heure après, nous nous enfoncions dans les hautes forêts qui séparent la vallée de l’Aujon de celle de l’Aube.

Quel peintre ou quel poète pourra jamais rendre à souhait la beauté des sentiers perdus dans les bois? Voûtes mobiles, cent nuances de vert, coulées mystérieuses, majestueuses colonnades de hêtres, troncs de chênes mi-cachés sous le lierre qui miroite... J’y reviens sans cesse, et je ne puis jamais traduire à mon gré le ravissement que me donne la forêt. Et les gouttes de lumière filtrant de branche en branche, et les oiseaux qui se chamaillent, les campagnols trottant menu qui disparaissent soudain sous les feuilles sèches, et la pénétrante odeur des bois, et l’orgue du vent?.. Que de mots pour exprimer toutes ces impressions reçues en moins d’une seconde!

Pendant que je chemine, tout amusé de mes préoccupations d’artiste, Tristan, qui, en dépit de son sermon du cimetière, a plus soin de sa bête qu’il ne veut bien le dire, fait une ample récolte de cornouilles et de biossons (poires sauvages), dont il savoure la chair âpre et aigrelette. Nous atteignons la lisière des bois de l’Herbue, d’où on aperçoit un paysage tranquille, vert, silencieux, et d’une