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rapide et bientôt à jamais intercepté ? .. N’aura-t-on à livrer à l’œil du jaloux avenir que des phénomènes individuels, plus ou moins brillans, mais sans force d’union ? .. Ne sera-t-on en masse, et à le prendre au mieux, qu’une belle déroute[1] ? .. » Et cet esprit sagace, revenant plus d’une fois à la charge, démêlait déjà tous ces signes redoutables, toutes ces menaces, la dispersion des esprits, l’âpreté croissante au gain, l’effervescence des vanités, l’audace sans scrupule, la médiocrité envahissante, le mépris de la pensée se cachant sous l’orgueil personnel. C’était le commencement d’un mal qui n’a fait que s’étendre, se diversifiera l’infini et s’aggraver avec les années, avec les révolutions, surtout dans cette atmosphère du dernier empire, où les lettres, à défaut des excitations généreuses, n’ont eu le plus souvent que la liberté compromettante des frivolités et des corruptions.

Ce n’est point assurément que, même dans ce que Sainte-Beuve appelait d’avance « une déroute, » la France lettrée ait péri, qu’elle ait été tout à coup déshéritée de talens plus que d’autres pays qui se croient peut-être privilégiés. L’éloquence, l’imagination, l’étude, la raison, l’esprit, n’ont point disparu ; mais il y a eu visiblement une diminution de fécondité intellectuelle jusque dans la profusion apparente des talens, une décroissance de certaines qualités supérieures, une sorte d’insurrection ou d’invasion bruyante d’une littérature nouvelle détachée des hautes traditions, plus ou moins atteinte des vices d’une civilisation superficielle. A mesure que ce siècle a vieilli, tous ces caractères se sont développés et accusés par les avilissemens de l’art et du goût, par l’habitude des falsifications morales et littéraires, par la fatigue de l’intelligence surmenée. Oui, évidemment, tout a changé dans ce siècle vieillissant, qui a déjà dévoré tant de talens et de réputations, qui a passé par tant d’expériences pour arriver à l’étape d’aujourd’hui, rompu d’aventures, de contradictions, de fantaisies et de sophismes. On a fait du chemin de toute façon depuis ces « exploits oubliés de la grande armée littéraire d’autrefois, » depuis ces jours de jeunesse enthousiaste et un peu excentrique dont Sainte-Beuve commençait, il y a trente ans, à signaler le déclin, que Théophile Gautier, avant de mourir, décrivait à son tour avec un mélange d’ironie et de regret, en vétéran désabusé des vieilles bandes romantiques qui répondaient au « cor d’Hernani. » Le cor d’Hernani ne résonne plus que dans le lointain du siècle, il a joué depuis bien d’autres fanfares jusqu’à la préface du dernier livre de M. Victor Hugo : Avant l’exil. Théophile Gautier,

  1. Voyez les études intitulées : Dix ans après en littérature, — la Littérature industrielle.