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d’état ; mais voici ce qui devait leur causer encore plus d’alarmes et de colère. Tertullien se demande s’il convient qu’un chrétien s’occupe des affaires publiques : peut-il par exemple être magistrat ? Il ne répond qu’en énumérant avec complaisance les dangers qui menacent la foi dans ces postes périlleux et les démentis qu’on sera forcé de donner tous les jours à ses croyances ; puis il conclut en disant : « C’est à vous maintenant de voir si vous pouvez devenir magistrat et rester chrétien. » Ailleurs il s’exprime d’une manière plus nette et plus expressive encore : « Il n’y a rien qui nous soit plus étranger que les affaires de l’état ; nous ne reconnaissons qu’une république, qui est celle de tout le monde, l’univers. » De pareils principes étaient pleins de danger. C’était le temps où l’on commençait à trouver bien lourdes les charges de la vie publique et où l’on cherchait à S’y soustraire. La désertion des dignités municipales et politiques devenait tous les jours plus générale, si bien que, pour l’arrêter, le législateur fut contraint de punir d’amendes et de confiscations ceux qui les refusaient, et qu’on en vint à inventer un nouveau genre de supplice : on condamna certaines classes de citoyens aux honneurs forcés. Une question plus grave encore par ses conséquences était celle qui concernait le service militaire. Un chrétien pouvait-il être soldat ? Les plus rigoureux, c’est-à-dire alors les plus écoutés, ne le croyaient pas, et leurs opinions jetaient dans les âmes des inquiétudes et des scrupules qui devaient nuire au service. Du temps de Tertullien, après une victoire de l’empereur, des récompenses ayant été distribuées à son armée, chaque soldat était venu les recevoir à son tour avec une couronne sur la tête ; un seul se présenta tenant la couronne à la main. Il était chrétien et n’avait pas voulu se vêtir comme les prêtres des idoles quand ils allaient faire un sacrifice. Beaucoup le blâmèrent de cette bravade imprudente : n’allait-elle pas réveiller la colère de l’empereur et ranimer les persécutions ? Tertullien n’hésita pas à prendre sa défense dans un petit écrit, où il disait en propres termes : « La même vie ne peut appartenir à Dieu et à César. En ôtant à Pierre son épée, Jésus a désarmé pour jamais tous les soldats. » C’est ce que l’empereur et les politiques ne pouvaient pas supporter. Ils l’auraient souffert peut-être d’une secte obscure qui n’aurait compté que quelques rares adhérens ; mais depuis un siècle le christianisme s’étendait à tout l’empire. Il se vantait lui-même de ses progrès et en tirait volontiers la preuve que sa mission était divine. « Nous sommes d’hier, disait Tertullien dans un passage célèbre, et déjà nous remplissons vos cités, vos îles, vos châteaux-forts, vos municipes, vos hameaux, vos camps eux-mêmes, vos tribus, vos décuries, le palais de vos princes, le sénat, le