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multipliez ; la nouvelle dit : La fin des temps approche, contenez-vous. » Le mariage n’est pour lui qu’une concession humiliante qu’on a faite à la faiblesse de la chair. Il consent à le tolérer, mais après l’avoir accablé d’outrages. Il fait un devoir de le restreindre. On se mariera une fois, si l’on ne peut faire autrement, mais les secondes noces sont un adultère. Quant aux enfans, il est mieux de n’en pas avoir ; on a bien assez à faire de veiller à son propre salut. « Pourquoi le Seigneur a-t-il dit : Malheur au sein qui a conçu et aux mamelles qui ont nourri ? C’est qu’au jour du jugement les enfans seront un grand embarras. » Quand on n’en a pas, « on est bien plus prêt à répondre à la trompette de l’ange. » Imprudentes paroles, que Minucius se serait bien gardé de prononcer[1], et qui pouvaient sembler une insulte à toutes les traditions de la vieille Rome ! Ailleurs il fait la revue des diverses professions où la foi du chrétien lui paraît courir quelque danger ; il y en a très peu qui trouvent grâce devant sa sévérité. On ne peut être ni maître d’école, il faudrait faire lire et admirer les ouvrages des païens, ni appariteur des magistrats, on serait forcé de les accompagner aux temples, ni serviteur d’un païen zélé, il pourrait nous commander quelque acte coupable ; quant à être négociant, Tertullien y répugne beaucoup : que de risques ne court pas la vertu dans ces boutiques où, selon le mot de Bossuet, il se débite plus de mensonges que de marchandises ! Alors comment le pauvre fera-t-il pour gagner sa vie ? C’est ce qui occupe médiocrement Tertullien. A tous ceux qui s’en mettent trop en peine, il adresse cette foudroyante réponse : « Que dites-vous ? — Je serai pauvre ? — Mais le Seigneur a dit : Bienheureux les pauvres ! — Je n’aurai pas de quoi vivre. — Mais il est écrit : Ne vous inquiétez pas des alimens. — Il faut que j’établisse mes enfans, que je pense à ma postérité. — Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière est un mauvais travailleur. — Mais j’avais dans le monde un certain rang. — On ne peut servir deux maîtres. Tu veux être le disciple du Seigneur, prends ta croix et suis le Seigneur. Parens, épouse, enfans, il faut tout quitter pour Dieu. Quand Jacques et Jean furent emmenés par Jésus-Christ et qu’ils laissèrent là leur père et leur barque, lorsque Matthieu se leva de son comptoir de percepteur et trouva que même la sépulture de son père le retarderait trop, aucun d’eux a-t-il répondu à Jésus, qui les appelait : Je n’aurai pas de quoi vivre ? »

Beaucoup de ces opinions étaient de nature à inquiéter les hommes

  1. Minucius au contraire avait pris plaisir a décrire, dans un des passages les plus travaillés de son livre, la joie qu’un père éprouve à entendre les premiers mots bégayés par son enfant.