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hybride, encombrant et non moins réfractaire aux lois de la vie naturelle que cet homunculus venu au monde dans une prison de verre, car, si le pygmée ne saurait exister en dehors de sa bouteille et de certains gaz qu’elle renferme, il faut à ce titan pour se mouvoir des conditions également spéciales. « O terre, tiens-toi bien, car tu n’as jamais porté rien d’aussi grand ! » s’écrie le héros d’un drame du poète Grillparzer ; plaignons l’auteur des Nibelungen d’en être réduit à cette exclamation, la terre lui manque sous les pieds, l’atmosphère que nous respirons le suffoque ; nos théâtres, dont Gluck, Mozart, Beethoven, Weber, Rossini et Meyerbeer se contentent, ne suffisent plus à ses conceptions, nos chanteurs sont d’avance déclarés indignes. « Qu’attendre en effet de la scène actuelle avec son répertoire classique et romantique, français, allemand, italien, tragique, comique et bachique ? Comment supposer que des chanteurs qui hier interprétaient la Favorite, et qui demain exécuteront l’Africaine, qu’un public qui, par intervalles, s’est laissé distraire à ces misères, soient capables les uns d’interpréter et l’autre de goûter le Rheingold et la Walkyrie[1] ? » Évidemment non, les œuvres de ce genre ne s’accommodent point des façons ordinaires ; qui veut en jouir doit d’abord se sanctifier par le jeûne, la retraite et le recueillement dans « le crépuscule des dieux. » La Grèce antique eut ses jeux olympiques, l’âge moderne aura ses festivals de Bayreuth. Un temple s’élèvera selon le rite, d’immenses caravansérails recevront tout à l’entour les pèlerins et leurs chameaux, et, quand l’heure annoncée par les Écritures aura sonné, une troupe de néophytes à toute épreuve, des chanteurs à la voix vierge d’impuretés et des cantatrices aux lèvres immaculées sortiront de leur thébaïde et de leurs cloîtres pour monter sur l’estrade et venir pieusement communier avec les multitudes. « Elles s’aiment en moi ! » disait le plus imperturbable histrion de cette bande illustre en parlant des bons rapports où vivaient entre elles ses vieilles maîtresses délaissées. Ainsi fera ce monde de chanteurs et d’auditeurs célébrant la pâque universelle. Il y en aura peut-être bien quelques-uns qui ne comprendront pas ; qu’importe, pourvu qu’ils applaudissent, qu’ils acclament et continuent à s’aimer dans le divin maître ?

Tout cela est fort ridicule, mais ne doit point nous empêcher d’étudier la question en ce qu’elle peut avoir de sérieux. « Wagner est sans aucun doute une individualité qui marquera dans l’histoire de la musique ; mais vouloir faire de lui la plus haute personnification de l’art passé, présent et futur, est une de ces plaisanteries qu’il faut laisser aux gens que le ciel a doués de crânes assez durs pour

  1. Franz Hüffer, The Music of the Future, p. 80.