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mot, ces adagios où le sentiment se développe, ces points d’arrêt psychologiques, monologues coram populo, où le personnage se commente, s’analyse, descend dans le monde de sa pensée, quitte à se reprendre tout à l’heure et s’élancer vers l’acte d’un mouvement plus vigoureux, — ils en arrivent à faire un simple et grossier mélodrame de cette conception absolument idéale qui s’appelle un opéra !

Citons un exemple : le quatuor de Rigoletto. Quatre personnages sont en scène, quatre figures à manœuvrer à tour de rôle et d’ensemble. D’un côté, ce père et cette fille : la tragédie vengeresse, éperdue ; de l’autre, la comédie filant son nœud avec ce roi aviné, libertin, et la drôlesse qu’il chiffonne ; les cris de rage et les sanglots se mêlant aux gaillardises de taverne, les grossiers baisers et le choc des verres s’enchevêtrant aux malédictions, aux soupirs d’angoisse. Insisterai-je sur la partie technique, dirai-je l’art du maître dans l’emploi des procédés matériels ? Art merveilleux, qui fait de cette scène si puissante au point de vue dramatique une chose irrésistiblement belle au point de vue du beau musical absolu. Écoutez, suivez le travail harmonique, ces quatre chants indépendans qui se combinent, se fusionnent sans complaisance, sans cheville, ces notes aiguës à grande valeur, ces syncopes déchirantes, ces notes à contre-temps exprimant chez la jeune femme outragée la suffocation, le désespoir et les élancemens d’une tendresse insurmontable, — chez Maguelonne la moquerie joyeuse rendue par des notes à petite valeur, des staccatti du tour le plus léger, le plus spirituel ; le roi s’en donne à cœur ouvert, et, si aisé, si bon enfant que soit le mouvement de sa romance, vous sentez qu’il s’amuse et ne croit pas un mot de ce qu’il conte ; quant au bouffon, étudiez ces notes saccadées à petite valeur, ces chromatiques, ces modales mineures à grande valeur, et cherchez si la musique a sur sa palette des tons plus vigoureux et plus féroces.

Et c’est une forme qui peut dans l’occasion amener un musicien de génie à produire un morceau pareil, c’est cette forme qu’on viendrait exclure pour la remplacer par du récitatif ! O théorie, règne de l’impuissance ! mais ce récitatif, Victor Hugo l’avait écrit d’avance, et si nous ne voulions entendre que de beaux vers, il nous suffisait d’écouter son drame. C’est donc par la force de la musique, par sa force seule et sa poésie que se recommande ce quatuor, un chef-d’œuvre d’expression dramatique et de contexture musicale ; il dit ce que le poète a dit, mais il le dit autrement. Les vers du poète sont splendides, ceux de ce quatuor sont ridicules ; comment alors expliquer l’effet, comment expliquer tout ce pathétique et tout ce sublime, sinon par l’action virtuelle de la musique ? Il est parfois regrettable que les arbres nous empêchent de voir la forêt, en