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que nous voyons revivre le tendre et mélancolique Adolar dans le chevalier au cygne ; il n’y a pas jusqu’aux figures secondaires qui ne se groupent de manière à nous offrir aussi des pendans, le traître Telramond et la walkyrie Ortrude d’un côté, et de l’autre le félon Lysiart et la perfide Églantine, — non ; ce qui m’inspire cette pensée, c’est le ton imposant et chevaleresque des deux ouvertures, les larges partis-pris dans le récitatif, l’abondance de marches solennelles et de chants nuptiaux enlevés à grands traits, le dialogue mélodramatique, en un mot le caractère musical répandu sur l’une et l’autre de ces partitions.

On voit qu’ici et là les principes sont les mêmes, mais où la différence éclate, c’est dans l’application ; Weber a l’inconscience divine des génies de race, la mélodie lui vient à flots, c’est comme un Bellini germanique, et les natures ainsi douées ne se privent pas volontiers des moyens d’expression que l’usage leur livre. Il parlera donc la langue traditionnelle et ne se fera faute ni de l’air, ni du trio, ni du finale, — il emploiera même au besoin la cavatine, — formes désormais condamnées et dont l’école ne veut plus qu’on se serve. Si vous demandez pourquoi cet ostracisme, on vous répondra : Nous proscrivons les airs, les duos et les finales, parce que nous entendons que l’opéra cesse d’être une suite telle quelle de morceaux reliés entre eux par des bouts de récitatifs. Toute notre énergie musicale se porte dans le dialogue, facteur principal de l’action. Selon que la situation le commande, la musique s’élève, et son intensité va toujours en croissant jusqu’au paroxysme. Sur son passage, un pareil torrent entraîne tout ; les finales, les ensembles, toutes les formes jadis pratiquées par la musique absolue flottent désormais à la dérive, comme ces troncs d’arbres déracinés que charrie l’inondation, et, « pour remplacer ces diverses formes d’un art inexorablement aboli, nous en avons inventé une : le logos, c’est-à-dire la passion sublimée, idéalisée, la passion dépouillée de son enveloppe terrestre et rendue à sa divine essence[1]. » Ne vous semble-t-il pas ouïr parler tel personnage comique de Molière ? Et c’est avec ce fatras d’un Sganarelle qu’on berne le public depuis quinze ans. Supprimer l’air et le duo, le trio, le quatuor ! Nous disons, nous, que ces formes admirables, il faudrait au contraire les inventer, si elles n’existaient pas, car elles ont doté la musique de moyens d’expression que le drame en vers lui-même ne possède point, on leur reproche d’interrompre l’action, et ces philosophes ne s’imaginent pas qu’en supprimant ces coupes, je ne dirai pas traditionnelles, mais rationnelles, qu’en remplaçant par un matériel dialogué où l’inflexion ne porte jamais que sur le

  1. The Music of the Future, p. 47 et suivantes.