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d’admirer l’agilité des histrions se démenant dans les flammes, alors qu’il faudra voir les cochers du cirque tout cramoisis et entourés de feu dans la route ardente, les gladiateurs percés, non de javelots, mais de traits enflammés qui les pénétreront de toutes parts. » Que sont les spectacles que l’empereur donne à ses sujets devant ceux que Dieu prépare à ses élus ! Quand on se représente ces joies en esprit, qu’on souffre facilement d’être privé des autres ! Ce qui est plus grave encore, c’est qu’il ne veut pas qu’à l’anniversaire des fêtes de César ou quand on annonce une victoire de ses armées on allume des lampes, on couronne sa porte de festons : n’aurait-on pas l’air, en le faisant, de rendre hommage à la déesse Cardea et au dieu Limentinus, ou d’adorer le vieux Janus, sous la protection duquel toutes les portes étaient placées ? D’ordinaire les chrétiens, qui se savaient suspects d’être tièdes pour l’empereur et pour l’empire, ne manquaient pas cette occasion de prouver qu’ils étaient des sujets fidèles ; ils allumaient plus de lampes et plaçaient devant leurs maisons plus de fleurs que tout le monde pour imposer silence à la calomnie. Tertullien blâme sévèrement cette faiblesse. Loin de chercher à désarmer par sa complaisance les ennemis de sa foi, il paraît tenir à leur déplaire, et il semble qu’il lui soit agréable d’être accusé. « O calomnie, dit-il, sœur du martyre, qui prouves et attestes que je suis chrétien, ce que tu dis de moi est à ma louange ! »

Il était grave pourtant de braver ainsi l’opinion. La nouvelle doctrine avait été accueillie par beaucoup de défiances et de préventions : on accusait partout les chrétiens d’être des révolutionnaires, des « ennemis du genre humain, » qui détestaient tout ce qu’on aime, qui fuyaient tout ce qu’on recherche, qui aspiraient à tout changer, des destructeurs de la famille et de la cité. Tertullien comprenait la gravité de ces reproches, puisqu’il y répondit dans son Apologie. Il rappelait que les chrétiens ne vivent pas loin des hommes, comme les brahmanes ou les gymnosophistes de l’Inde (on ne prévoyait pas encore l’institution des moines et la fondation des couvens), qu’ils n’habitent pas les forêts et « ne s’exilent pas de la vie. » Malheureusement, après avoir détruit ces accusations dans un de ses livres, il les justifie dans les autres. Presque tous contiennent des défis et des menaces au monde ancien. Il n’y avait rien que l’antiquité honorât plus que le mariage et la fécondité. Comme la cité reposait sur la famille, c’était le plus saint des devoirs de se marier ; l’époux sans enfant passait pour être haï des dieux, et le célibataire était puni comme un ennemi public. Tertullien, au contraire, n’a d’estime que pour le célibat. Cette préférence, qui se retrouve chez tous les pères de l’église, est exprimée chez lui avec d’incroyables exagérations. « L’ancienne loi disait : Croissez et