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des plantes dans le voisinage de la fourmilière ou même à l’intérieur de la fourmilière. Les industrieux insectes connaissent le prix du bétail.

Certaines fourmis n’ont pas honte de s’établir dans les nids d’autres espèces et parfois d’aller attaquer ces mêmes espèces, à qui elles enlèvent larves et nymphes afin de se procurer des esclaves[1]. Il y a des fourmis privées d’instrumens de travail, absolument inhabiles à construire comme à prendre soin des larves, mais d’humeur guerrière : ce sont les amazones[2]. Par la violence, celles-ci s’emparent des nymphes de la fourmi brune ou de la mineuse[3]. Les ouvrières étrangères éclosent, et tout de suite se mettent au travail dans la demeure où elles sont nées, donnant des soins à la progéniture des amazones, apportant la nourriture à leurs ravisseurs eux-mêmes. Huber a retracé d’une façon naïve et charmante les exploits de ces guerrières, qui par un beau jour d’été s’acheminent en longue colonne vers une fourmilière plus ou moins éloignée, se précipitent à l’assaut, massacrent les défenseurs de l’habitation et, grâce à la supériorité de leurs armes, envahissent le nid et emportent les coques qui contiennent les nymphes.

C’est assez sur l’histoire plus ou moins ancienne, nous pouvons maintenant nous attacher aux observations nouvelles.

Un naturaliste, successivement professeur dans plusieurs de nos facultés des sciences, Charles Lespès, dont la carrière a été trop tôt finie[4], se livrait à des investigations minutieuses dans les fourmilières. Témoin de certains actes, il avait conçu de l’intelligence des fourmis une très haute idée. On savait que divers insectes cohabitent avec les fourmis sans être ni inquiétés, ni maltraités par ces dernières ; mais le genre de relations qui pouvait exister entre les maîtres du logis et les hôtes restait ignoré. Lespès dévoila le mystère. Seulement dans les fourmilières vivent de très petits coléoptères d’un aspect étrange : tout luisans, d’un roux uniforme, les clavigères, ainsi qu’on les appelle, ont d’énormes antennes, des élytres courtes, des pinceaux de poils sur les côtés. Triste semble la condition de ces êtres ; aveugles, ils sont condamnés à une existence sédentaire ; ayant la bouche singulièrement conformée, ils sont dans l’impossibilité de manger seuls. Nulle part, on ne voit l’exercice de la liberté plus entravé ; par bonheur, ces malheureux insectes n’en ont sans doute pas conscience. Les fourmis sont pleines

  1. La fourmi sangnine, Formica sanguinea.
  2. Le Polyergus rufescens des naturalistes.
  3. La Formica fusca et la Formica cunicularia.
  4. Charles Lespès est mort en 1871, à l’âge de quarante-cinq ans, professeur à la faculté des sciences de Marseille.