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bourguignons. À mesure que nous avancions dans l’ouest, les uns et les autres augmentaient de nombre et de dimension. La navigation devenait par trop périlleuse dans cette direction, et, en continuant à la suivre, nous aurions fini par nous trouver en présence de l’obstacle infranchissable qui rend impossible la reconnaissance complète de la côte est du Groenland, de cette banquise dont le lieutenant de vaisseau de Blosseville fut l’un des explorateurs et dans laquelle il a sans doute trouvé un tombeau[1]. Renonçant à courir plus longtemps dans l’ouest, nous fimes route vers le nord pendant quelques heures, et, redescendant ensuite le long de la côte, nous vînmes mouiller le soir même à Dyre-Fiord. Les champs de glaces nous avaient souvent obligés à faire des circuits et des détours de plusieurs lieues ; mais nous finissions toujours par trouver soit un étroit chenal entre les blocs, soit un banc de glace assez mince pour que le choc du navire suffit à le briser. Un mois après, dans les mêmes parages, au lieu de trouver les glaces à petite distance de la côte, nous ne les rencontrâmes qu’à plus de 25 lieues au large. Cette fois nous n’aperçûmes ni glaçons ni champs de glaces précurseurs : ce fut la banquise même du Groenland qui nous apparut brusquement. La circonférence décrite par l’horizon, au centre de laquelle nous nous trouvions, était divisée en deux demi-cercles égaux, dont l’un semblait être le domaine de la mer libre, l’autre celui de la glace non pas à l’état de blocs plus ou moins volumineux et plus ou moins espacés, mais formant un continent qui s’étendait à perte de vue et contre lequel la mer venait se briser avec un bruit absolument analogue à celui de la vague déferlant sur une grève. La surface de ce continent glacial, hérissé d’aspérités, devait être absolument impraticable à la marche. Aucun chenal, aucun passage ne permettait d’y pénétrer. C’était la barrière contre laquelle l’énergie, la science, le courage de l’homme demeurent impuissans. Sur la lisière même, la sonde rapportait le fond par 1,000 mètres. Nos regards scrutèrent vainement l’horizon. Aucun de nous ne put apercevoir les hautes montagnes couvertes de verdure qui, si l’on en croit la tradition, firent donner par Éric le Rouge le nom de Groenland (Green-land, terre verte) au pays qu’il venait de découvrir.

Le temps étant demeuré calme pendant toute la journée, le

  1. Qu’il me soit permis de rappeler le nom aujourd’hui presque oublié de ce vaillant officier, que la Revue compte au nombre de ses collaborateurs de la première heure. Blosseville reçut en 1833 le commandement de la corvette la Lilloise, avec laquelle il découvrit au nord de la banquise une partie de la côte groônlandaise à laquelle il donna son nom. L’année suivante, il repartait de nouveau avec sa corvette pour continuer ses explorations. Depuis on n’entendit plus parler de la Lilloise, et toutes les expéditions envoyées à sa recherche sont demeurées sans résultat.