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de la viande. Il devint un chasseur des plus habiles ; épiant jour et nuit toutes les habitudes du gibier, initié à tous les mystères de la lande et de la forêt, il tendit ses pièges à coup sûr et se trouva dans l’abondance.

Il eut même du pain à discrétion, grâce à une vieille mendiante idiote, qui, toutes les semaines, passait au pied du chêne et y déposait sa besace pleine, pour se reposer. Emmi, qui la guettait, descendait de son arbre, la tête couverte de sa peau de chèvre, et lui donnait une pièce de gibier en échange d’une partie de son pain. Si elle avait peur de lui, sa peur ne se manifestait que par un rire stupide et une obéissance dont elle n’avait du reste point à se repentir.

Ainsi se passa l’hiver, qui fut très doux, et l’été suivant, qui fut chaud et orageux. Emmi eut d’abord grand’peur du tonnerre, car la foudre frappa plusieurs fois des arbres assez proches du sien ; mais il remarqua que le chêne parlant, ayant été écimé longtemps auparavant et s’étant refait une cime en parasol, n’attirait plus le fluide, qui s’attaquait à des arbres plus élevés et de forme conique. Il finit par dormir aux roulemens et aux éclats du tonnerre sans plus de souci que la chouette sa voisine.

Dans cette solitude, Emmi, absorbé par le soin incessant d’assurer sa vie et de préserver sa liberté, n’eut pas le temps de connaître l’ennui. On pouvait le traiter de paresseux, il savait bien, lui, qu’il avait plus de mal à se donner pour vivre seul que s’il fût resté à la ferme. Il acquérait aussi plus d’intelligence, de courage et de prévision que dans la vie ordinaire. Pourtant, quand cette vie exceptionnelle fut réglée à souhait et qu’elle exigea moins de temps et de souci, il commença à réfléchir et à sentir sa petite conscience lui adresser certaines questions embarrassantes. Pourrait-il vivre toujours ainsi aux dépens de la forêt sans servir personne et sans contenter aucun de ses semblables ? Il s’était pris d’une es|)èce d’amitié pour la vieille Catiche, l’idiote qui lui cédait son pain en échange de ses lapins et de ses chapelets d’alouettes. Gomme elle n’avait pas de mémoire, ne parlait presque pas et ne racontait par conséquent à personne ses entrevues avec lui, il était arrivé à se montrer à elle à visage découvert, et elle ne le craignait plus. Ses rires hébétés laissaient deviner une expression de plaisir quand elle le voyait descendre de son arbre. Emmi s’étonnait lui-même de partager ce plaisir ; il ne se disait pas, mais il sentait que la présence d’une créature humaine, si dégradée qu’elle soit, est une sorte de bienfait pour celui qui s’est condamné à vivre seul. Un jour qu’elle lui semblait moins abrutie que de coutume, il essaya de lui parler et de lui demander où elle demeurait. Elle cessa tout à coup de rire, et lui dit d’une voix nette et d’un ton sérieux : — Veux-tu venir avec moi, petit ?