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s’en écartent « s’en iront dans le lieu où il y a des gémissemens éternels. » Dans toutes ses discussions, l’enfer est sa grande menace et son dernier argument. Aux infidèles, aux chrétiens douteux et tièdes, aux mondains, aux mauvais riches, il répète sans cesse : « Prenez garde de ne pas brûler un jour dans la fournaise de feu ! »

C’est le même sentiment qui lui inspira l’une des parties les plus importantes et les plus curieuses de son étrange poème. Pendant qu’il l’écrivait, vers l’an 250, une persécution, à la fois plus cruelle et plus habile que les autres, éclata contre l’église. L’empereur Dèce, pour avoir enfin raison de la communauté chrétienne, qui avait si obstinément résisté à ses prédécesseurs, eut l’idée de la frapper systématiquement dans ses chefs et de l’atteindre à la fois dans tout l’empire. L’attaque, venant après une longue paix, fut terrible. Devant ces brutalités de la force, la foule des fidèles tremblait et se cachait ; les énergiques, les violens, comme Commodien, se préparaient à souffrir, et, pour se donner du cœur par l’espoir de la vengeance, ils refaisaient l’Apocalypse. C’était assez son habitude, on vient de le voir, de menacer ses ennemis du feu éternel ; il est naturel qu’en ces circonstances il ait pris plaisir à prédire que la fin du monde était proche, et que Dieu ne tarderait pas à punir Rome de ses injustices. Il n’y a guère de persécution qui n’ait donné naissance à quelque apocalypse nouvelle : celle de Commodien ne diffère des autres que parce qu’il imagine deux antechrists au lieu d’un ; c’était une manière d’accorder ensemble deux traditions différentes[1]. L’un d’eux est l’empereur Néron, c’est-à-dire l’antechrist même de saint Jean, ressuscité par la colère de Dieu, et auquel tout l’Occident est abandonné ; l’autre est le vieux Bélial des Juifs, qui doit ravager l’Orient, vaincre Néron lui-même et détruire Rome ; mais il sera défait à son tour par « le peuple des justes, » reste des tribus fidèles que Dieu tient en réserve par-delà l’Eu-phrate, aux extrémités du monde, pour le ramener aux derniers jours. Dans un beau passage, le poète décrit leur retour triomphal : « Tout verdit devant leurs pas, tout se réjouit de leur présence. Toute créature est heureuse de leur faire un bon accueil. Des fontaines jaillissent partout, prêtes à les désaltérer, les nuées leur font de l’ombre de peur qu’ils ne soient gênés par le soleil, et, pour leur épargner la fatigue, les montagnes elles-mêmes s’abaissent devant eux. » Ils sont vainqueurs de l’antechrist sans combattre, et

  1. Cette apocalypse a été étudiée avec beaucoup de soin par M. Edmond Schérer, dans ses Mélanges de critique religieuse. Depuis M. Ebert a publié un travail important sur le même ouvrage dans les mémoires de l’académie de Saxe. Il y arrive aux mêmes conclusions que M. Schérer, qu’il ne parait pas avoir connu, ou du moins qu’il n’a pas cité.