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bien voir : le fond y fut créé tout d’abord, comme d’un jet, et l’on mit plusieurs siècles à trouver la forme.

Il semblait naturel que la doctrine nouvelle se produisît sous une forme qui fût nouvelle aussi. Puisqu’elle affectait de se séparer avec éclat du monde ancien, ne devait-elle pas rompre aussi avec l’art antique ? L’Évangile avait dit : « Le vin nouveau sera mis dans des outres neuves, et le vêtement neuf sera raccommodé avec un morceau de drap neuf. » N’était-ce pas une invitation à chercher pour cet art naissant une forme qui n’empruntât rien au passé ? C’est aussi ce qu’on essaya de faire d’abord. Le plus ancien de tous les poètes chrétiens, un littérateur médiocre, mais un homme de foi sincère et d’ardente piété, eut l’idée hardie de chercher à faire des vers en dehors de toutes les règles reçues et contrairement aux habitudes de tous les lettrés de son temps.

Il s’appelait Commodien. Son nom n’est pas resté célèbre, et il est probable que beaucoup de nos lecteurs l’entendent pour la première fois. On ne sait s’il était très connu de son vivant ; mais, comme sa tentative ne réussit guère, il tomba dans un oubli profond après sa mort. C’est à peine s’il se trouve mentionné chez un biographe du Ve siècle, qui ne lui accorde en passant que quelques mots fort dédaigneux. Cependant, par une fortune assez remarquable, tandis que tant de chefs-d’œuvre d’écrivains illustres se perdaient, les ouvrages de ce poète ignoré ont survécu. Un savant du XVIIe siècle publia d’abord un poème composé de petites pièces en acrostiches, qui contenaient des préceptes de morale et des enseignemens religieux. L’auteur de ces bizarres productions, quoiqu’il prêche partout l’humilité, avait tenu à se faire connaître, et l’un de ses derniers acrostiches renfermait son nom ; il s’appelle lui-même Commodien, mendiant du Christ (Commodianus, mendicus Christi). Un nouvel ouvrage, plus important que le premier, a été récemment découvert en Angleterre dans la riche bibliothèque de sir Thomas Phillipps à Middle-Hill. Cette fois l’auteur n’avait pas pris la précaution de se nommer ; le manuscrit, fort gâté vers les dernières pages, se terminait par ces mots, qu’avait ajoutés le copiste : « ici finit le traité du saint évêque… » Le nom ne pouvait plus se lire[1], mais il était aisé de le deviner à la versification et au style : c’était encore Commodien.

Ces deux poèmes nous donnent sur ce personnage quelques détails qu’il est bon de recueillir : il était né dans une ville de Palestine, à Gaza ; cette origine, on le verra, n’a pas été sans influence

  1. Depuis, avec plus de patience, on est parvenu à découvrir sur le manuscrit les premières syllabes du nom de Commodien. L’ouvrage a été publié pour la première fois dans le premier volume du Spicitegium solesmense de dorn Pitra.