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s’accommoderaient mieux de cette solution que de toute autre. Au contraire, il ne peut convenir ni à la Russie ni à l’Allemagne qu’il se fonde autour de la mer Egée un grand état hellénique, tant que l’une et l’autre seront animées de l’esprit de conquête. Si, en considération des bouleversemens que cet esprit promet à l’Europe ou par un progrès de la civilisation, qui tend de plus en plus à réserver le droit des nations, la Russie trouvait que la Mer-Noire avec l’ouverture des détroits et la neutralisation de Constantinople suffit à ses relations dans la Méditerranée, les projets de l’Allemagne sur les provinces allemandes de la Russie et sur Trieste seraient neutralisés ; l’Europe entrerait dans une période de calme, et la solution naturelle de la question d’Orient se réaliserait peu à peu, spontanément et sans secousse.


Dans les pages qu’on vient de lire, j’ai essayé de faire comprendre, comme je les comprends moi-même et comme beaucoup d’Hellènes les comprennent, les changemens que la guerre franco-allemande et les événemens locaux de ces dernières années ont apportés dans ce qu’on appelle « la question d’Orient. » Il est clair que rien dans ces problèmes n’est absolu. Les relations des grandes puissances de l’Europe peuvent se modifier de jour en jour. Le statu quo peut être abandonné par quelqu’une d’entre elles ; telle autre peut renoncer définitivement à une conquête qui ne lui est pas d’une utilité évidente et qui pourrait produire dans son propre sein de terribles ruptures. L’expérience de la Pologne, de la Vénétie et aujourd’hui de l’Alsace-Lorraine démontre qu’il y a toujours péril à retenir sous le joug une population qui le repousse. La Pologne a plus affaibli que fortifié les trois états qui se la sont partagée ; la Vénétie a fait perdre à l’Autriche la bataille de Sadowa et sa position dans l’empire ; les diplomates de quelque valeur avouent aujourd’hui qu’une des plus grandes fautes où M. de Moltke ait entraîné son souverain a été le démembrement de la France. Il y a des alimens qui ne se digèrent pas et qui étouffent ceux qui les prennent. Le conquérant, quel qu’il soit, qui chercherait à dominer la nation hellène, aurait dans le panhellénium, aujourd’hui presque unifié, presque constitué, un ennemi intérieur qu’il ne dompterait jamais et qui l’épuiserait comme une hydre aux têtes éternellement renaissantes. Nous croyons donc et nous espérons que la grande affaire de l’Orient se réglera d’elle-même quand le moment de la liquidation sera venu, et que les populations rentreront dans leurs droits selon la justice.


EMILE BURNOUF.