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maison Rothschild, dont le capital, dit-on, atteint aujourd’hui dix-sept milliards de francs. Si ces maisons tenaient leur main fermée le jour où la Turquie aura de nouveau besoin d’argent, la Turquie serait déclarée en faillite ; un grand nombre de détenteurs européens des emprunts ottomans seraient menacés de ruine, et les états se trouveraient dans l’obligation de faire valoir les garanties accordées par le sultan. Or ces garanties ne sont rien moins que des douanes d’état et des revenus de provinces et de villes maritimes ; on occuperait donc militairement ces villes et ces provinces, et c’en serait fait de la domination musulmane dans ces contrées, car, pour entreprendre une lutte militaire quelconque, la Turquie aurait besoin de contracter en Europe un emprunt qui ne lui serait pas fourni. Quant à la banqueroute, un état peut user de ce moyen envers ses propres sujets, s’il est assez bien armé contre eux ; mais on ne fait pas banqueroute à plus fort que soi. C’est donc à une faillite pure et simple que la Turquie pourra succomber, et cette faillite sera nécessairement suivie de l’occupation militaire et du démembrement de l’empire.

Si ce jour devait bientôt venir, nous aurions un grand intérêt, nous Européens, à savoir d’avance, du moins avec une certaine probabilité, à qui pourrait échoir la succession et quels seraient les syndics de la faillite. Les Grecs sont persuadés qu’ils y tiendront une grande place et en retireront de grands avantages. « La faillite est inévitable à court délai, » écrivait dès 1869 un riche négociant grec de Marseille, versé dans les affaires de la Turquie ; puis il ajoutait : « Ce sera peut-être l’événement auquel les races chrétiennes en Orient devront leur libération[1]. » Il est certain que les raïas ne peuvent rien perdre en échappant à une domination qu’ils subissent depuis plus de quatre siècles ; ils ne trouveront dans un nouvel état de choses, quel qu’il soit, ni des impôts plus lourds, ni plus d’arbitraire dans la justice, ni une administration plus oppressive, ni moins de liberté dans l’exercice de leur religion ; mais deviendront-ils du même coup maîtres de Constantinople et verront-ils se réaliser la « grande idée ? » Si, au jour de l’échéance, les nations européennes avaient assez de bon sens pour rester chez elles et ne pas poursuivre à travers des champs de bataille la possession de contrées sur lesquelles elles n’ont aucun droit, toute personne connaissant l’Orient affirmera que cette « grande idée » se réaliserait d’elle-même, que les populations chrétiennes se constitueraient en un état politique régulier et que ce nouvel état endosserait sans hésiter la dette laissée par la Turquie. A la vérité, le

  1. La Turquie et la Grèce contemporaine, Parts 1869.