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naturaliste éminent, M. Naudin. Selon M. Naudin, chacune des espèces, primitivement peu nombreuses, d’êtres vivans est la manifestation d’une force plastique qui se développe et se transmet à travers les générations successives des individus, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le terme fatal de son évolution. Cette force évolutive, énorme à l’origine de l’espèce, s’affaiblit à mesure que l’adaptation aux milieux, les causes infiniment diverses qui modifient le type primordial d’organisation qu’elle exprime, la contraignent à se diviser en un plus grand nombre de variétés, à se partager entre des-courans de plus en plus étroits. De là la durée limitée, quoique fort inégale, de tous les individus, de toutes les espèces, de tous les types d’organisation, dont aucun ne peut être regardé comme éternel. Beaucoup d’espèces sans doute ont disparu par le concours des circonstances extérieures ; la plupart cependant ont péri de mort naturelle. Aujourd’hui même, indépendamment de toute intervention humaine, plusieurs sont en train de mourir. Il y a plus, « dans l’espèce humaine elle-même, certaines races sont en voie d’extinction, et cela non pas par une destruction violente, mais par l’affaiblissement graduel des facultés génératrices, et une résistance de moins en moins grande aux causes morbifiques. Elles tomberont d’elles-mêmes, comme une feuille morte ou mourante qui ne tire plus rien du tronc qui l’a nourrie. »

Ce que M. Naudin dit ici des espèces animales et végétales, et des races humaines, de Lasaulx s’est efforcé de l’établir à l’égard des nations. Toute nation contient en elle une certaine quantité de force vitale qu’elle dépense plus ou moins rapidement dans le cours nécessaire de son évolution. Cette force s’épanche en différens canaux ; elle enfante une langue, une religion, un art, une philosophie, un système de gouvernement, qui sont comme autant d’organes de la vie nationale. Et ces organes sont soumis à la même loi de croissance et de dépérissement que la force dont ils sont les expressions variées. Ainsi toute nation, eût-elle échappé aux causes extérieures de destruction, est condamnée à mourir tôt ou tard de sa belle mort. Plusieurs ont déjà disparu ; la Grèce et Rome ont moins succombé sous les coups de leurs vainqueurs que sous le poids de leur vieillesse. La force vitale avait tari dans leur sein ; ni le génie, ni la vertu n’eussent été capables de ranimer ces grands corps épuisés. Bien plus, génie, vertu, sont des manifestations, et les plus élevées, de cette énergie dont il n’a été départi à chaque peuple qu’une somme limitée, en sorte que la vie collective se dépense tout autant, plus peut-être par les héros, les martyrs, les grands hommes, que par ces générations obscures d’individus sans mérite et sans gloire dont les flots déroulent à travers quelques