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Je me trouvais dans une de ces communes pastorales de la Haute-Ariége lors des élections municipales de 1865, et je pus juger de l’importance que les populations pyrénéennes attachent à cette question des pâturages. Les électeurs allaient au scrutin, répondant à ceux qui les interrogeaient sur les noms de leur liste : Pourtam es que soun per as crabos (nous portons ceux qui sont pour les chèvres). Forcer ces populations à reboiser leurs montagnes serait par conséquent tenter la solution d’un problème insoluble et renouveler peut-être l’insurrection des demoiselles[1], qui éclata vers les dernières années de la restauration au sujet de la promulgation du code forestier. Les restrictions apportées par cette loi à la jouissance des forêts ne pouvaient être acceptées ni même comprises par des hommes habitués à considérer ces montagnes comme une propriété collective. Aussi une résistance maintes fois sanglante s’engageait-elle entre les pâtres d’une part et de l’autre les gardes forestiers, les gendarmes et tous ceux qui étaient chargés de faire respecter la nouvelle loi. L’insurrection sévit principalement dans la Haute-Ariége, où plusieurs châteaux furent incendiés. Plus récemment, quand l’administration a tenté de reboiser quelques-unes de ces montagnes, on a vu les habitans des villages voisins s’entendre pour que chaque famille déléguât à tour de rôle un de ses membres chargé d’aller arracher pendant la nuit les plantations. Les cultivateurs de la zone inférieure des Pyrénées, dont les intérêts sont exclusivement agricoles, ne se soucient pas davantage de remplacer leur récolte annuelle de céréales par des taillis qui ne deviendraient productifs que tous les vingt ans, et on voit que devant cette résistance unanime de toutes les populations du pays il est inutile de songer à prévenir les désastreux effets des inondations par le reboisement des montagnes. Cependant des essais partiels de reboisement ou de gazonnement faits dans ces dernières années, notamment dans les Alpes, ont pleinement réussi. L’administration a eu raison du mauvais vouloir des habitans, grâce à la fermeté et à l’énergie des mesures prises pour faire triompher la loi ; mais, de l’avis de tous les hommes compétens, en tête desquels il convient de placer les ingénieurs hydrographes, il est heureusement une autre méthode qui permet d’arriver aux mêmes fins sans provoquer aucune résistance de la part des populations. Je veux parler des déversoirs naturels ou artificiels qu’on pourrait établir sur tout le parcours supérieur de la Garonne et de ses affluens pyrénéens. Cette méthode est à la fois si simple et si naturelle qu’elle

  1. Ce nom donné aux insurgés provenait du déguisement qu’ils avaient choisi pour ne pas être reconnus. Ils se noircissaient la figure avec un charbon, mettaient un bonnet de coton sur leur tête et jetaient une chemise par-dessus leurs épaules.