Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/470

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’auteur des Mémoires d’Outre-tombe est passé depuis 1869 : l’empire alors élevait des statues à M. de Morny ! Il y a plus d’un siècle que Chateaubriand naissait à Saint-Malo dans une chambre de la petite rue des Juifs d’où l’on domine la mer ; il y a vingt-sept ans déjà qu’il est allé reposer sur ce promontoire du Grand-Bey, choisi par lui comme le seul lieu où il pût dormir son dernier sommeil auprès de sa ville natale, en présence de l’Océan, image de sa vie agitée. Tour à tour émigré, pair de France, ministre, ambassadeur à Berlin, à Londres ou à Rome, et toujours écrivain de la grande race, il a connu en effet toutes les agitations ; il a conquis toutes les fortunes publiques, moins par sa naissance que par l’éclat de son génie. Il a été un de ces mortels privilégiés qui n’ont que les tourmens qu’ils se créent à eux-mêmes, et dont la renommée, supérieure aux dénigremens des partis, reste un patrimoine national.

Sans nul doute, Chateaubriand a eu ses faiblesses, ses passions, ses mobilités ; il a gardé toujours une certaine grandeur qui relève son nom au-dessus de tous les autres. Seul, dans le silence de l’empire naissant, à la nouvelle du meurtre du duc d’Enghien, il osait envoyer sa démission de petit ministre plénipotentiaire dans le Valais. Une phrase de lui montrant Tacite déjà né dans l’empire avait le don d’enflammer la colère de Napoléon, et un discours académique qui ne fut jamais prononcé devenait un événement. Promoteur passionné de la restauration, il n’était pas homme à se soumettre aux réactions vulgaires, et s’il se laissait emporter par le ressentiment jusqu’à ébranler la vieille royauté qu’il aimait, au jour de la chute il se faisait un point d’honneur de décliner les avantages d’une victoire à laquelle il avait aidé sans le vouloir ; il se dépouillait de ses dignités, de ses titres, pour entrer définitivement dans cette retraite, dont l’amitié habile d’une femme faisait un sanctuaire. Il y a quelques années, il a été presque de mode un instant de diminuer Chauteaubriand, et Sainte-Beuve n’avait peut-être pas peu contribué à cette réaction par des études assurément instructives, mais qui se plaisaient trop à montrer dans ce génie les parties surannées, les affectations, les excès de l’écrivain et même les faiblesses de l’homme. À mesure que les années passent, Chateaubriand se relève à notre horizon quelque peu décoloré comme l’image de notre dernière royauté littéraire. Les fêtes de Saint-Malo ont ravivé cette figure ; peut-être aussi répondent-elles à un certain instinct du goût public revenant vers ces types supérieurs de l’éloquence, de l’imagination et de l’art.

Et Chateaubriand, lui aussi, s’était épris de cette cause de l’hellénisme, si populaire aux beaux temps de la restauration ; il l’avait défendue, il avait gagné pour elle des victoires devant l’opinion généreuse de la France. Depuis ce temps, l’hellénisme a passé par bien des phases avant d’aller aboutir à cette insurrection de l’Herzégovine, sur laquelle le télégraphe de tous les pays se plaît à répandre de telles obscurités,