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DEUX CHANCELIERS

IV.
L'ECLIPSE DE L'EUROPE[1].


I

Dans les premiers jours du triste mois de novembre 1870, le petit salon de la maison Jessé, située rue de Provence à Versailles, voyait réunis le soir au coin du feu deux illustres interlocuteurs dont l’Europe haletante épiait à ce moment avec anxiété les moindres démarches. Accoudé à une table de travail sur laquelle « deux bouteilles garnies de bougies à leur goulot faisaient office de flambeaux[2], » M. de Bismarck avait demandé à M. Thiers la permission de fumer un cigare, et se reposait des négociations poursuivies pendant toute la journée au sujet de l’armistice et de la paix, dans une causerie pleine d’abandon et de médisance sur les événemens de la guerre. Entre autres choses, il racontait que l’empereur Napoléon III, retiré dans un petit jardin après la capitulation de Sedan, avait pâli en le voyant arriver armé de deux pistolets à la ceinture : « il m’a cru capable d’une action de mauvais goût. » On ne se tromperait guère en supposant que l’homme qui depuis l’attentat de Blind n’avait cessé de montrer une préoccupation très nerveuse de sa

  1. Voyez la Revue du 15 juin, du 1er juillet et du 15 août.
  2. Ce détail ainsi que tous ceux qui suivent sont empruntés à la narration faite par M. Thiers lui-même, quelques jours plus tard, à l’évêché d’Orléans, et recueillie par M. A. Boucher dans ses intéressans Récits de l’invasion (Orléans 1871), p. 318-325.