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faisait la police, cette milice ne se réunissait guère. Toutes ces institutions locales étaient caduques, détournées de leur but primitif, elles ne se soutenaient que pour satisfaire la vanité de quelques personnes.

Quelle était la situation relative des trois ordres, la noblesse, le clergé, le tiers-état, dans cette ville de province ? La noblesse, il faut en convenir, faisait mince figure. Quelques-uns des grands seigneurs du temps, les Larochefoucauld, les Grillon, les Praslin, les Aumont, propriétaires de vastes domaines aux environs, s’y montraient si peu qu’on ne les connaissait plus, triste conséquence de l’habitude qu’ils avaient prise sous les derniers règnes de toujours vivre à la cour. Les nobles qui séjournaient en Champagne s’étaient vus réduits à une existence médiocre par une autre cause : les comtes de Champagne avaient établi jadis l’égalité des partages ; aussi certains d’entre eux s’adonnaient-ils au négoce. Il y avait en plus les familles de robe ou d’épée anoblies récemment ; les plus illustres de cette catégorie, par exemple les Colbert et les Mole, avaient quitté le pays ; celles qui restaient se trouvaient représentées par d’anciens officiers, chevaliers de Saint-Louis, qui ne pouvaient acquérir une bien grande influence sur leurs concitoyens. On rangeait encore dans la même catégorie les bourgeois enrichis à qui leur fortune avait permis d’acquérir des charges de secrétaire du roi ou de trésorier de France, charges qui conféraient des privilèges, des exemptions d’impôts, telles que la dispense des logemens militaires. Tous ces privilégiés, bourgeois vivant noblement ou nobles vivant marchandement, jouissaient sans doute d’une haute considération dans une province où il n’y avait ni grands seigneurs ni parlement ; il est juste de dire que la plupart étaient animés d’un esprit libéral, et qu’ils s’avouaient presque tous partisans des réformes, dont on parlait déjà beaucoup ; mais ils n’étaient pas disposés à aller loin dans cette voie, et les réclamations timides dont le parlement de Paris donnait le signal étaient, à leur avis, une part suffisante donnée aux idées modernes. On peut voir en eux le germe de cette classé moyenne qui se prétendit plus tard autorisée à représenter la France, même seule apte à la gouverner. A cette époque déjà, cette classe recherchait avec ardeur les emplois publics, les achetait lorsqu’ils étaient vénaux, — ce qui était le plus fréquent, — s’en parait comme de dignités. L’avocat Grosley, avec la finesse qui le caractérise, s’en moque volontiers. « Tout petit bourgeois a dans sa ville son petit office comme chaque moine a le sien dans son cloître. Ces petits offices s’adaptent comme une chaussure aux petites facultés de ces petits bourgeois, facultés purement pécuniaires, à l’exclusion des intellectuelles, qui n’entrèrent jamais dans ces sortes de marchés. » Grosley exagère,