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le saint va être content ! dit cette dernière lorsque les babouches furent achevées.

— Oui, répliqua sa mère, et je lui dirai que tu y as travaillé aussi.

On était au temps dit des contrats, où les propriétaires galliciens vendent leur récolte sur les champs mêmes aux Israélites marchands de blé, et M. Polawski dut se rendre à Lemberg. Lubine profita de son absence, revêtit chez sa confidente de magnifiques robes juives qu’elle avait fait faire en toute hâte et se rendit avec elle à Sadagora. La maisonnette du saint homme se trouvait située à l’extrémité orientale de la petite ville et isolée sur une hauteur. Les chrétiens y affluaient presque autant que les Juifs, de sorte que la foule était déjà grande alentour ; il y avait là des malades de tout pays et de toute condition qui venaient se faire guérir : de braves paysans de la Petite-Russie dont les figures mornes et basanées à moustaches pendantes semblaient fondues dans l’airain, de pauvres diables en lévites déteintes ou rapiécées, des Juives richement parées, des Arméniens, des Polonais, des colons allemands, — Souabes en chapeau feutre et en hautes boties à glands, — des soldats et des bohémiens. Les deux femmes atteignirent à l’aide de quelques pourboires la porte basse couverte de sentences du Talnmd et de signes cabalistiques que gardaient deux chassidéens à longue barbe, pâles et amaigris. — Le zadik est en prière, répondaient-ils invariablement à tous ceux qui se présentaient. — Lubine eut recours alors à un billet de banque, et put pénétrer dans le sanctuaire. La petite belette essaya bien de s’insinuer derrière elle, mais elle se sentit retenue par la manche : — Où vas-tu donc ?…

— Trouver le saint.

— Tu m’as entendu : il prie.

Heureusement Lubine était derrière la porte entr’ouverte et put passer un second billet de banque au gardien en lui disant tout bas : — Cette femme est avec moi.

— Alors entre, fit en souriant le chassidéen.

Lubine fut frappée de l’aspect vénérable d’un vieillard à longs cheveux et longue barbe blanche, étendu sur un divan turc très bas. Il était tout de noir vêtu, et sans faire la moindre attention aux disciples qui l’entouraient, des hommes hâves et livides dont les yeux brillaient d’une flamme inquiétante, ni aux visiteurs étrangers dont la salle était remplie, il lisait dans un grand livre relié de vieux cuir jaune flétri. — Longtemps un profond silence régna, puis l’un des chassidéens murmura quelques mots à l’oreille de son maître en lui présentant un Juif pauvrement vêtu. Le zadik leva de grands yeux clairs d’une expression étrangement douce sur le nou-