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VIII.


Le lendemain matin, Kalinoski était encore au lit, fumant sa première pipe, lorsque son cosaque vint annoncer qu’une Juive demandait à lui parler.

— Vaut-elle la peine qu’on se lève ?

Le cosaque fit un signe alïirmatif des plus énergiques, et l’invincible magnat, passant sa robe de chambre en soie chamarrée, alla trouver Pennina. Un seul regard de ces grands yeux profonds suffit pour le captiver. Il la pria de s’asseoir sur le divan. — Le seigneur a placé la Juive sur le divan, murmura le cosaque à l’oreille du valet de chambre.

— La fin du monde ne tardera guère, soupira la cuisinière, la Juive a pris place sur le divan.

Quand une femme veut être belle, elle l’est toujours, et Pennina eût été séduisante même involontairement. Affaissée sur les coussins, dans son caftan de velours rouge qui laissait découverte sous les pierreries sa poitrine de marbre, elle promenait les doigts effilés de sa main droite dans les houppes de soie qui ornaient le sofa ; ses cheveux, qui avaient repoussé depuis son mariage, se tordaient noirs et luisans dans leurs liens de perles ; ses dents blanches brillaient un peu longues entre des lèvres roses, tandis qu’un sourire rêveur passait dans ses yeux voilés par des cils demi-clos. — Ni le beau magnat, ni la belle Juive ne parlaient, ils ne faisaient que se regarder ; enfin Kalinoski prit lentement la main gauche de Pennina, qui le laissa faire. — Il me semble que celle-ci ne trouve rien à redire à mon nez, pensa-t-il en roulant avec satisfaction sa moustache noire. — Que puis-je faire pour vous être agréable ? reprit-il tout haut du ton le plus gracieux.

— Je suis venue demander pour mon mari la place de faktor à votre service.

— Elle lui est accordée.

— Ce n’est pas pour le salaire, continua fièrement la Juive ; Dieu soit loué ! nous avons plus d’argent qu’il n’en faut, mais tout le commerce est entre mes mains…

— Heureux commerce ! interrompit galamment le gentilhomme

— Tandis que mon mari est pour ainsi dire une taupe talmudique, un songeur kabbaliste qui passe la journée dans son coin à faire défiler des chameaux par le trou d’une aiguille. Je veux mettre ordre à cela et qu’il soit un homme comme les autres.

— Il n’a qu’à venir chez moi.

— Il est déjà venu, vous avez voulu le battre.