Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/365

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pierre près d’un ruisseau, contemplait l’herbe comme pour y découvrir un grand secret.

— Que fais-tu là ? demanda Jehuda,

— J’apprends.

— Tu apprends ? répéta le sage surpris, et comment peux-tu apprendre sans livre ?

— Es-tu donc aveugle, répliqua le jeune garçon en fixant sur Jehuda ses yeux noirs, es-tu donc aveugle que tu ne vois pas le grand livre ouvert par Dieu à notre intention ? J’apprends dans ce livre.

Jehuda regarda longtemps avec stupeur cet étrange enfant : — Tu dis vrai, murmura-t-il enfin, mais combien ont négligé d’y lire !

— Et pourtant il y a plus de choses dedans que dans le Talmud.

— Sais-tu ce que le Talmud renferme ?

Le jeune gars secoua la tête.

— Veux-tu le savoir ?

— Je désire savoir tout ce que peut apprendre un homme.

— Eh bien ! je te l’enseignerai.

— Tu es un savant ?

Le beau garçon se leva et se promena dans les champs avec Jehuda ; depuis il l’attendit chaque jour à la même place, vers l’heure où le soleil se couche, et le savant instruisait l’enfant, qui lui donna aussi plus d’une leçon à sa manière, car ce qu’il savait, il l’avait lu sur les feuilles fraîches, sur la nappe argentée du ruisseau, sur les tablettes du firmament dont les caractères d’or sont des étoiles.

Ils s’asseyaient sur la lisière des bois, à l’ombre mouvante des tilleuls et des bouleaux ; devant eux ondoyaient les champs de blé, la plaine ensoleillée s’étendait à perte de vue ; la ligne bleue des Carpathes fermait l’horizon, mais ils ne voyaient plus rien, ils n’écoutaient plus le chant de la caille, leurs yeux étaient tournés vers les beautés intérieures, car Jehuda parlait ; il parlait de l’Écriture, qui, comme une femme voilée, ne se prodigue pas à tous, mais qui exige que son amant prenne la peine de lever le voile ; il parlait de la Kabbale, le plus puissant auxiliaire pour atteindre ce but, le livre des secrets écrit par Dieu même et reçu par Adam avec les quinze cents clés de la sagesse, il parlait des persécutions infligées aux meilleurs, à ceux qui ont cherché la sagesse et la vérité ; mais aucune épreuve, aucun supplice n’eût effrayé l’ardent élève que le hasard avait donné à Jehuda. Un jour que celui-ci revenait des champs, sa femme le saisit par le bras : — Rêveur incorrigible ! je te prends à enseigner aux enfans des vagabonds ! Sais-tu seulement qui tu instruis ?