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chez le seigneur de Polawski, sans s’inquiéter ni du long chemin, ni des rencontres dangereuses, ni des grands chiens de garde qui aboyèrent à son approche, ni du cosaque qui criait après elle, ni de la mine rébarbative du vieux maître. Le propriétaire de Pisariza était marié depuis peu ; il avait épousé la fille d’un gentilhomme pauvre, la belle Lubine, qui, sans l’aimer d’amour, estimait ses hautes qualités. Les jeunes filles ont souvent plaisir à rendre heureux un homme d’âge et d’expérience qui, imposant à tous, plie cependant devant elles, et ces vieux maris sont toujours pleins d’attentions délicates, toujours aimables et généreux, ils s’efforcent de comprendre le moindre battement de cils de leur femme. Lubine régnait donc à Pisariza, où tout ne semblait respirer que pour elle. Lorsque Chaike entra, un rapide coup d’œil fut échangé entre les deux femmes, qui se plurent instinctivement. La grande dame en kasabaïka de velours bleu charma la petite Juive, et celle-ci, sous ses humbles vêtemens de cotonnade, frappa Lubine par son air d’honnêteté. Chaike s’était mise à genoux pour baiser le bord de la belle robe traînante. — Que veux-tu ?

— Mon pauvre père est mort, et je viens solliciter son emploi. Le regard de Lubine interrogea M. de Polawski. — Si Mme Rebhuhn te convient, dit ce dernier, la chose est faite.

— Elle me convient tout à fait.

Chaike baisa la manche de la kasabaïka, le cœur débordant de gratitude. — Que Dieu me punisse si je ne sers pas fidèlement sa seigneurie.

— Les Konaw furent toujours d’honnêtes gens, interrompit M. de Polawski.

— Et les Polawski de bons maîtres.

— Merci du compliment, madame Rebhuhn.

Ce fut ainsi que la petite Chaike devint faktorka ; vers le même temps, elle mérita le surnom de belette par son activité prodigieuse et son entente des affaires, qui faisait l’admiration des trafiquans les plus consommés. — Il fallait, disaient-ils, qu’elle eût le prophète Élie à ses côtés pour lui apprendre à tirer ainsi deux, trois ou même dix kreutzers d’un seul. Malheureusement Baruch dispensait parfois en une heure ce qu’elle mettait la semaine à gagner ; le gaspillage du mari n’était pas moins étonnant que l’épargne de la pauvre femme, bien que le prophète Élie n’y aidât sans doute pas. Baruch Rebhuhn était une sorte de sceptique parmi ses coreligionnaires ; il avait été soldat et soldat intrépide, mais les commandemens de Dieu lui importaient médiocrement ; il aimait le jeu et les femmes. Sa vigueur extraordinaire empêchait qu’on ne le lui reprochât en face ; mais, lorsqu’il était trop loin pour entendre, les