Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/342

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand elle se plaignait trop haut : — C’est un savant, disait son père pour la consoler.

— C’est un âne, ripostait-elle avec emportement.

— Le proverbe dit, reprenait le père, qu’on peut faire tout d’un bachur ; fais de lui un marchand, si le savant t’ennuie.

La rusée avait bien cette intention, mais pour l’exécuter elle s’y prit à sa manière, elle ne le força pas de manier l’aune, non, ce fut elle qui s’appropria la sainte Écriture et le Talmud avec cette sagacité juive qui s’alliait chez elle à un bon sens parfait. Bientôt elle fut initiée aux tours d’adresse où se complaisait l’esprit de Jehuda, maîtresse de la guematria et du natarikon comme elle l’était de ses commis et de ses valets. Dès lors le pauvre époux n’eut plus une minute de repos : à table, au lit, partout, il fallait discuter, et jamais leurs disputes ne portaient sur les affaires du commerce ni du ménage, mais toujours sur le sens ésotérique des Écritures. Pennina harcelait son adversaire pied à pied, brisant ses argumens comme autant de fétus de paille. — Qu’est-ce donc que ton esprit ? lui dit-elle une fois. Si tu ne peux l’employer à rien d’utile, il n’est plus un instrument à ton service, il se joue de toi au contraire. Salomon compare justement l’homme qui ne sait pas tenir son esprit en bride à une ville sans murs.

— Salomon dit cela dans un autre sens, répliquait Jehuda, mais je vois au même chapitre qu’il vaut mieux être assis sur un coin du toit que de demeurer dans la même maison qu’une femme querelleuse.

— Il ajoute, s’écriait Pennina : Au cheval le fouet, à l’âne la bride, au fou les coups de verge ! — Et de proverbe en proverbe la dispute continuait jusqu’à l’entier triomphe de Pennina ; elle avait toujours le dernier mot, Jehuda ayant pris l’habitude de céder. En revanche, elle vantait outre mesure devant le monde son mari absent, car elle était jalouse de l’honneur de la maison. Parlait-on au contraire de son beau-frère Baruch, Pennina ne le nommait point sans les épithètes de vaurien, de fainéant, de meurt-de-faim. — Il vit grâce à nous, — se plaisait-elle à répéter. Et il lui eût été plus doux encore de dire : — Grâce à moi. — C’était peut-être pour pouvoir le dire qu’elle guettait Baruch de grand matin quand il passait devant sa boutique, et le soir quand il revenait, adossée contre sa porte , les lèvres entr’ouvertes comme sur un mot qu’elle ne prononçait pas ; enfin un jour, — il était déjà tard, il n’y avait plus de chalands au magasin et elle avait renvoyé ses commis, — la belle marchande fit signe à son beau-frère d’entrer. Il fut surpris, car elle n’avait pas paru prendre garde à lui depuis le jour de ses noces, mais néanmoins il obéit.