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tiques. Il l’éleva loin du monde, ne lui fit apprendre aucun métier, ne lui permit jamais de l’aider dans ses affaires : tout cela paraissait à Konaw indigne de son fils ; prier, se mortifier, lire, méditer, telle fut l’unique occupation du jeune homme ; aussi le jeûne était-il écrit sur ses joues creuses et la réflexion sur son front en tristes hiéroglyphes. Ses yeux brillans d’une sorte de fièvre regardaient pour ainsi dire en dedans, et n’apercevaient rien de ce qui frappe les yeux du vulgaire ; comme son père, il portait de vieux habits râpés, et, comme son père, jouissait néanmoins de la vénération générale. Le comble de l’orgueil et du bonheur selon les Juifs vraiment orthodoxes est d’avoir pour fils un rabbin, ou, à défaut de fils, de marier sa fille à un bachur[1]. Rosenstock était de cet avis et rêvait par conséquent d’avoir Jehuda pour gendre. Sans doute Jehuda était pauvre et Rosenstock était le plus riche de la commune, sans doute aucun Juif ne dédaigne l’argent ; mais le Talmud dit : « Quiconque marie sa fille à un amhaarez[2] fait autant que de la lier et de la jeter à un lion. » Or Rosenstock n’était pas homme à jeter au lion son unique enfant, et Jehuda était plus qu’un bachur ordinaire ; il était en train de devenir zadik[3]. Rosenstock s’y prit pour atteindre à ses fins d’une manière fort adroite, digne d’un grand négociant. Quand le père Konaw sortit de la synagogue, Rosenstock se trouva devant la porte et salua le premier le pauvre facteur. Celui-ci remercia humblement comme il convient à un saint. Rosenstock le prit par le bras, et Konaw se laissa faire. — Ton Jehuda est un grand esprit, commença le richard.

Konaw repoussa cet excès d’honneur. — C’est un grand esprit, insista Rosenstock, Dieu l’a créé pour sa joie et pour notre consolation. Si jeune encore, il connaît déjà tous les saints livres que nous autres nous ne pouvons nommer sans frayeur. Ne crois-tu pas cependant qu’il serait bon, pour couronner ton œuvre, de l’envoyer étudier dans une yoschibah[4] étrangère ?

La physionomie du père Konaw s’anima ; c’eiit été son plus vif désir, mais il manquait d’argent.

— D’argent ? Qu’est-ce que l’argent ? Le riche Rosenstock n’a-t-il pas assez d’argent pour servir le Seigneur en envoyant un de ses élus étudier à la yoschibah ? — Konaw appela sur lui toutes les bénédictions du ciel.

— Et Rosenstock veut faire plus encore pour le grand esprit de ton fils. Un tel homme ne doit s’occuper ni de commerce ni d’af-

  1. Jeune homme adonné à l’étude du Talmud.
  2. Ignorant de la science talmudique.
  3. Les chassidéens nomment ainsi leurs docteurs, pour les distinguer des rabbins.
  4. Université talmudique.