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Il y a dans le Paradis perdu de Milton une scène naïve et caractéristique : celle qui nous peint les Machiavels et les Donquichottes de l’enfer réunis en grand conseil. Tous, il est vrai, repoussent comme une folie la prétention de vaincre l’éternel destin ; mais tous jugent très pratique de consacrer leurs énergies à tricher ce même pouvoir irrésistible, à chercher d’habiles moyens pour se rendre indépendans de lui dans leur propre domaine. Évidemment nous avons là quelque chose de plus que l’idéal d’un poète particulier, et le Paradis perdu, si factice qu’il soit à certains égards, est encore une véritable épopée, en ce sens que Milton, dans ses démons, a exprimé ce que notre race aryenne, formée à l’école de Rome, a perpétuellement regardé comme l’essence de la sagesse. Une prédominance décidée de l’intelligence au service de la volonté, une nature humaine constamment occupée à se fixer d’après ses désirs seuls les choses ou l’état de choses qu’elle doit se proposer de créer, et constamment résolue à ne penser que pour connaître ce qui fait obstacle à ses desseins ou pour voler au destin l’art de les réaliser ; — au bout de cela, une immense force de réflexion dépensée à se donner d’agréables illusions, à inventer des mythologies pour se déguiser sa propre impuissance, à se figurer, parce que l’on s’est en quelque sorte approprié les voies du destin en les concevant et en en faisant des prévisions à soi, que l’on peut échapper à la nécessité de conformer d’abord ses volontés aux lois du possible et de l’inévitable, — voilà à la fois le génie et la maladie du caractère qui s’est constitué à Rome sous l’influence de l’imagination grecque.

Que notre attention se porte sur les destinées politiques de l’Europe moderne ou son développement religieux, nous verrons des deux côtés l’âpre vitalité des races barbares donner les mêmes fruits en se combinant avec cet esprit gréco-romain ; nous verrons dans les formes de gouvernement qui se succèdent, comme dans les doctrines ecclésiastiques sur le gouvernement de l’univers, le même génie mythologique et mécanicien se dévorer en quelque sorte en traversant la même série de violentes illusions et de violentes réactions. C’est seulement dans le domaine de la religion que je voudrais suivre les péripéties qui l’ont conduite à une sorte de désespoir. A un certain moment, alors que la société païenne était à bout de ressources et de remèdes, Rome et la Grèce se laissent gagner à une religion entièrement étrangère à leurs habitudes intellectuelles et morales. A peine sont-elles devenues chrétiennes de nom que le christianisme chez elles commence à se détacher de la donnée première dont il n’avait été que l’épanouissement suprême. On y aperçoit une disposition marquée à reléguer dans le lointain le Jéhovah qui est à la fois le Dieu des êtres sentans et des choses sensibles. Ce qui attire les païens et ce qui tend à devenir le centre