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d’approbation à tous les élémens de progrès ou de recul que peuvent contenir les théories rationalistes du jour. De la sorte nous ne pouvons pas nous juger par rapport au développement spécial de notre race ; nous ne pouvons pas reconnaître si le présent tient les promesses du passé, si les mobiles du jour nous poussent dans la grande ligne de notre croissance ou tendent à nous faire dévier. Nous ne distinguons pas entre la santé et la maladie, entre ce qui est réellement un effort de toutes nos aptitudes latentes pour se combiner, ou ce qui est seulement une obstruction que certains plis de notre tempérament opposent à l’achèvement de notre esprit.


II

Je partirai sans détour des doctrines contemporaines, comme c’est à elles que j’entends revenir, et j’éliminerai d’abord la préoccupation militante qui contribue le plus à obscurcir les jugemens. Que la science soit athée ou la foi superstitieuse, nous laisserons là cette question. Je ne songe pas à décider laquelle des deux a raison contre l’autre ; mon attention au contraire se porte sur une disposition qui me semble commune aux églises et aux écoles scientifiques de nos jours. Sous le positivisme et le catholicisme de la France, comme sous l’utilitarisme et les réveils protestans de l’Angleterre, sous notre économie politique, comme sous notre littérature, je retrouve la même défiance aigrie contre la pensée humaine, le même dépit contre ses égaremens passés, la même tendance à conclure que, pour en finir avec les erreurs, c’est avec notre être pensant qu’il faut en finir, et ce qui m’inquiète, c’est que dans cet esprit de nos jours je crois voir comme un avortement ou comme une éclipse de quelque chose qui dans notre passé était en voie de devenir une faculté et d’ajouter une fonction de plus à notre intelligence.

« Il n’y a plus ni Juifs, ni Grecs, ni Scythes, écrivait saint Paul, nous sommes tous un même corps, baptisé dans le même esprit. » Historiquement cela est exact. Le caractère moderne est né en effet d’une union entre la tradition juive, l’intelligence gréco-romaine et le tempérament barbare. A mieux dire, le Juif, le Romain et le Scythe n’ont pas cessé d’exister chez l’homme moderne comme des élémens distincts et imparfaitement unis, ou du moins la religion venue de la Judée et le savoir-faire romain n’ont pas cessé de se disputer le tempérament du barbare pour le former. Le fonds vivant des peuples modernes vient des races indisciplinées qui avaient envahi le vieux monde civilisé et des autres groupes incultes que renfermait ce même monde. Ce sont là les enfans qui ont grandi moralement sous l’influence des institutions romaines encore survivantes, comme sous celle des doctrines et des institutions aussi de l’église