Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/307

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

civilisation de l’Europe en sachant seulement qu’elle a passé par un âge théologique et un âge métaphysique, comme cela était arrivé à la Grèce, à l’Inde, à la Chine, à Rome. Pour connaître un individu, il s’agit de saisir l’espèce de caractère qui se manifeste tour à tour par la direction que prennent chez lui les instincts de l’enfance, les désirs de la jeunesse et les calculs de l’âge mûr. Pour connaître l’évolution générale de l’humanité, — s’il y en a une, comme je le crois, — il s’agit de constater et de comprendre l’engendrement des types différens d’esprit que l’histoire nous présente comme s’étant succédé. — En d’autres termes, pour que j’aie une philosophie de l’histoire, ou simplement pour que j’aie une idée de la civilisation moderne, il faut que dans le développement de l’homme moderne je reconnaisse des données venues d’une ou plusieurs civilisations antérieures, des données qui influent déjà sur lui dès les informes bégaiemens de son enfance, qui font que ses premières croyances d’imagination ne ressemblent pas à celles des autres peuples, et qui par là préparent une intelligence dont les pensées ne ressembleront pas à leurs pensées, préparent peut-être l’éclosion d’un nouvel organisme humain capable de s’élever à une phase morale que l’humanité du passé n’avait jamais pu atteindre. Que M. Lecky n’ait pas mis en lumière ce côté de l’histoire moderne, on ne saurait lui en faire un reproche, — quoique l’on puisse peut-être lui reprocher de l’avoir trop peu laissé soupçonner ; — mais, pour ma part, je voudrais essayer au moins de suivre à travers la foi et le rationalisme de l’Europe ces legs des anciennes civilisations qui ont contribué à la formation du caractère que nos pères ont ébauché, et que notre rôle est d’accroître. Il me semble que le plus important pour nous est de savoir ce que nous valons nous-mêmes, et à cet égard l’histoire ne peut rien nous apprendre tant que nous la lirons avec le parti-pris de n’y voir que le champ de bataille de deux personnages mythologiques qui au fond sont purement les fantômes de nos haines et de nos penchans. En considérant la théologie ou la foi comme le contraire de la raison, nous enveloppons dans un même mépris tout ce que renfermaient les croyances religieuses qui, aujourd’hui, par les doctrines fermées et ossifiées où elles ont abouti, sont devenues les ennemies de la raison : nous les rejetons en tant qu’elles signifiaient une incapacité de penser par soi qui tenait à l’âge moral des hommes d’autrefois, et en tant qu’elles impliquaient une substance qu’aucune autre théologie n’avait offerte aux imaginations, et qui pouvait arriver à porter des fruits de libre pensée après n’avoir porté d’abord que des fruits de croyance. De même, en confondant sous le titre générique de libre examen toutes les propagandes qui se font aujourd’hui au nom de la science, nous donnons un brevet indistinct