Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/305

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne se borne pas à raconter les étapes par lesquelles l’Europe s’est éloignée de la foi pour aller à la libre pensée. Chemin faisant, il dit aussi quelques mots sur l’influence durable que la théologie chrétienne a exercée en raison de son caractère spécial, sur les notions qu’elle a fait pénétrer au fond des esprits, par exemple la notion de l’égalité et celle de la charité universelle. M. Lecky a encore, à mon sens, un mérite plus sérieux. Quoiqu’il ne prétende pas nous donner la philosophie de l’histoire moderne, il a rendu à la philosophie historique un vrai service en montrant avec insistance comment le changement des opinions sur telle ou telle question n’est pas amené par des connaissances et des argumens particuliers, comment au contraire les conclusions ne se modifient d’un côté que par l’effet d’une prédisposition générale et publique qui les modifie de tous les côtés à la fois, en un mot comment les divers jugemens d’une époque sont autant de rayonnemens d’un même état moral. Je dois ajouter cependant que, quant à la nature de cette prédisposition centrale, les vues de M. Lecky sont assez indécises, et qu’au fond il reste dans les données de l’école anglaise. S’il ne réduit pas l’homme à la sensation et à la faculté de connaître ce qui agit sur lui, il ne lui accorde guère en plus qu’un sens moral qui est simplement une autre faculté de connaître, et il croit évidemment à une seule humanité invariable à travers laquelle se déroule une science progressive de la réalité et de la morale. A ses yeux enfin, le mouvement de l’histoire ne provient pas d’une transformation de la nature humaine elle-même, de ses puissances actives : ce qui s’étend, c’est plutôt le tarif d’après lequel jugent deux facultés de discernement qui n’ont pas besoin de se former.

En définitive, je dirais que M. Lecky a des coups d’œil dans toutes les directions, qu’il relève lui-même presque tous les faits que l’on pourrait opposer à sa propre philosophie, mais que son livre ne complète pas ce qu’il y a de radicalement étroit dans les théories historiques de notre époque. Certainement il est naturel que les combattans soient préoccupés à l’excès des luttes auxquelles ils prennent part, et à l’heure qu’il est, alors que les intelligences sont en guerre contre une certaine doctrine religieuse qui voudrait les arrêter, qui leur conteste le droit de se faire leur idée des lois d’après ce qu’elles savent des phénomènes, il n’y a peut-être pas à s’étonner qu’elles se laissent emporter jusqu’à ne voir dans l’histoire que le duel de la théologie en général et de la raison en général ; mais il ne serait pas étonnant non plus que les penseurs du XXe ou du XXXe siècle eussent peine à comprendre comment de pareilles théories ont trouvé créance chez des esprits réfléchis. Quelque railleur de ces temps à venir pourrait bien dire en haussant les épaules : « Pauvre raison humaine ! qui croit vaincre à jamais la