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premiers rangs de la société. Cette séduction qu’aujourd’hui encore les salons exercent sur les écrivains, combien plus puissante et plus entraînante devait-elle être à la cour, à Versailles, en présence du grand roi ! Être traité familièrement avec une noble bonne grâce par celui que l’Europe entière redoutait, quel enchantement ! quel prestige ! Si l’imagination a eu sa part dans la vie de Racine, ce fut de ce côté qu’elle se tourna. Boileau, plus mâle et plus fier, fut moins accessible : il ne négligeait pas la cour ; mais il ne s’y abandonnait pas. Racine au contraire n’avait conservé de mondain que l’amour de la cour et de la faveur. Un tel goût est un piège. Bossuet a peint en termes magnifiques ces tromperies de la cour et du monde[1]. Racine en fit l’épreuve. On ne sait pas bien les circonstances qui amenèrent sa disgrâce. Tomba-t-il comme Vauban, comme Fénelon, pour avoir fait entendre des plaintes en faveur du pauvre peuple ? Est-ce tout simplement le soupçon de jansénisme qui depuis longtemps pesait sur lui, en raison de ses relations et de ses amitiés, qui finit par le perdre ? On ne le sait pas encore ; on ne le saura probablement jamais : ce dont on ne peut douter, c’est de la disgrâce, c’est du profond chagrin de Racine, qui, venant s’ajouter aux infirmités d’une constitution altérée, avança, d’après les témoignages les plus certains, l’heure de sa mort. Cette mort inspira à Louis XIV quelques mots « qu’il serait injuste d’appeler durs, dit M. Mesnard, mais où se remarque une singulière sérénité. » Le maître dont la défaveur avait blessé l’âme du pauvre poète avait trop à faire pour être troublé de sa mort.

En résumant ce que nous savons sur le caractère et la vie de Racine, on voit que, si cette vie n’est pas exactement celle qu’on eût imaginée, cependant il y a quelque chose de commun entre l’homme et le poète : c’est une extrême sensibilité. C’est cette sensibilité qu’il apporte dans l’amour, dans la dévotion, dans l’ambition non du pouvoir, mais de la faveur. C’est cette sensibilité exquise, jointe à un esprit d’analyse supérieur, qui en a fait le premier peintre des passions parmi nos poètes, et qui va nous permettre, en l’étudiant à ce point de vue, de l’attirer à nous et de lui faire une place parmi les philosophes de son temps.


II

Il ne nous appartient pas en effet de nous avancer ou plutôt de nous égarer sur le terrain purement littéraire. C’est aux chefs de la

  1. «… La diverse face des temps, les amusemens des promesses, l’illusion des amitiés de la terre qui s’en vont avec les années et les intérêts. » (Oraison funèbre de la princesse palatine.)